En septembre 2016, Samy arrivait à Madagascar comme envoyé du Défap. Octobre 2023 : il y est toujours… Entretemps, sa vie a pris de nouveaux chemins. Parti pour enseigner le français à des élèves dans un orphelinat, il en est venu au fil des ans à concevoir un projet bien plus ambitieux : un manuel de pédagogie. Madagascar a en effet deux langues officielles : le malgache (ou malagasy) et le français. Le malgache est la langue du quotidien ; le français, celle des procédures, des lettrés, de l’enseignement supérieur… Sans maîtrise du français, pas d’ascension sociale. la langue est pourtant peu et mal enseignée dans les écoles malgaches. La FJKM et la FLM, Églises partenaires du Défap, dispensent des cours de français aux élèves qui fréquentent leurs écoles, mais manquent de moyens, notamment pédagogiques. Un vide que Samy s’est employé à combler, avec le soutien du Défap… Mais, comme il le raconte dans cette « lettre de fin de mission », sept ans après son arrivée dans la Grande Île, s’il a beaucoup enseigné, il a aussi beaucoup appris. Et découvert sur lui-même.

Samy lors d’une session de formation © Samy pour Défap

 

Les sept vies des « ça »

Ça déborde des quelques bacs à ordures dans la ville qui n’en sont que trop rarement débarrassés. Ça foisonne partout dans les rues, sur les trottoirs et dans la nature. Ça empeste et ça pollue. Ça, c’est tout ce que les Européens ou autres « développés » appellent des ordures, des déchets, des détritus. Mais ici, avant qu’on les relâche, il faut savoir qu’ils ont eu sept vies.

Quiconque vient à Madagascar est étonné de voir les longues rangées interminables de vendeurs de bibelots cassés, de bouteilles et pots en verre vides, de ferrailles en tout genre et autres camelotes. C’est qu’ici, il n’existe pas vraiment de poubelles puisqu’il n’existe pas vraiment de déchets.

Ce que nous appelons des déchets sont déchets-d’œuvre ici. Leurs objets d’artisanat sont faits de bouts de claquettes usées, de tubes de perfusion usagés ou du coton de pantalons troués. Les Malagasy ont élevé au rang d’art la réutilisation des déchets.

Vue d’une session de formation à l’usage du guide pédagogique développé par Samy © Samy pour Défap

 
Les Européens, les « développés », les riches, ont appris à ne se servir d’un objet que pour l’utilisation qu’on lui a donnée. À un enfant qui joue avec un carton comme cabane, on dit : « Ce n’est pas fait pour ça ! » et on le lui prend. Ici, les Malagasy ont bien compris la force créatrice du « ré-inventer ».

Ici, le journal n’est pas quotidien, il ne périme pas à la fin de sa journée, il se ressuscite en protège-cahier, en emballage de beignets et autres hors-d’œuvre de la rue.

Ici, les coques de pois de Bambara ou les morceaux de béton ne sont pas des débris, ce sont aussi des pions pour jouer dans la rue au « fanorona », jeu d’échecs du pays.

Ici, un pare-brise n’est pas que pour les voitures, c’est aussi la vitrine d’un vendeur pour protéger les beignets ou autre nourriture.

Ici, les feuilles des arbres ne sont pas que des feuilles, ce sont aussi l’isolant des toits ou des emballages de gâteaux traditionnels malagasy.

Ici, les conserves ne sont pas que des boîtes pour conserver la nourriture, ce sont les instruments de mesure nationale pour le riz ou les pois, ou encore des petites voitures avec des roues de bouchons de bouteille pour les petits enfants.

Ici, les sacs plastiques ne sont pas que des contenants, ce sont aussi des cerfs-volants de fortune attachés par quelques branches et épines, intrépides face au vent grâce à leur fil à recoudre.

Vue d’une session de formation à l’usage du guide pédagogique développé par Samy © Samy pour Défap

 
Tout objet a plusieurs vie, certains bien plus que les chats, avant de finir dans une décharge, qui sera encore, dépouillée de ce que l’on pourra encore en retirer. Et Madagascar est parfois une décharge à la taille d’un pays pour les Occidentaux qui se débarrassent de tout ce qui prend trop la poussière ; vêtements oubliés au fond du placard, manuel scolaire de latin, jouets défaillants et honte d’envoyer tout ça avec, sous une suie de bien-pensance et de bonne morale. Au lieu de culpabiliser d’avoir autant de déchets, on se donne bonne conscience de les « donner » à des plus nécessiteux que soi. Car bien souvent, ces objets sont bien plus jetés que donnés. Et Madagascar continue de les récupérer et de leur redonner des nouvelles vies.

À croire que Madagascar est un vaste dépotoir où il faudrait venir en seigneur pour y expliquer ce qu’il faudrait faire pour pouvoir la nettoyer de ces saletés. Car cela ne s’arrête pas aux déchets, mais ce sont aussi la culture, la façon de vivre, le « moramora » qui ont été dénigrés et remplacés.

Vue d’une session de formation à l’usage du guide pédagogique développé par Samy © Samy pour Défap

 

Être envoyé pour y apprendre

Encore et toujours, même depuis la fin du supposé colonialisme, des Européens, des Américains, des Japonais et tant d’autres de pays supposément développés viennent ici pour enseigner au Malagasy ce qu’ils doivent apprendre, ce qu’ils doivent faire et comment bien le faire. Mais moi, je me suis toujours demandé : et qu’est-ce qu’ils ont appris, eux, ici à Madagascar ? Est-ce qu’ils ont réussi à s’ouvrir assez pour apprendre à Madagascar ? Même lorsque je travaillais directement avec les enfants à Akanisoa, lorsque je leur enseignais le français, j’étais là à apprendre d’eux. J’apprenais ce que je ne savais plus en tant qu’adulte. Ce que la société m’avait appris à désapprendre. L’imagination, la joie simple du moment, la folie créatrice, le partage sans appréhension ni jugement. L’espace entier d’un moment, ne plus se soucier d’autre chose, ne pas avoir en arrière-pensée les choses que l’on doit faire après ou les règles qu’il faudrait suivre, mais simplement être présent. Avec eux, jouer ou apprendre, ou les deux en même temps, s’imprégner de son environnement et des personnes avec qui l’on est, participer et laisser libre cours à sa vivance. Beaucoup d’adultes vivent mais ne donnent que du morne autour d’eux.

Madagascar m’a appris et réappris bien plus que ça. Faire la liste complète de ce que j’y ai acquis dépasserait les deux pages imposées, cependant ce qui me vient en premier est le fait d’y être devenu pleinement un adulte et d’avoir retrouvé l’enfant en moi. De me sentir plein de mes différents « moi » qui peuvent s’exprimer librement selon le moment. L’adulte en qui on a confiance de donner des responsabilités et qui veut répondre à celles-ci et l’enfant qui retrouve ses jeux, les mots et de la complicité.

Vue d’une session de formation à l’usage du guide pédagogique développé par Samy © Samy pour Défap

 
J’ai essayé d’y vivre la sensation du temps cotonneux. Pas celui que l’on connaît en France et dont on ne donne qu’une certaine substance : cyclique et liquide. Ici, j’y ai appris que le temps peut être plus sirupeux et pourtant, on y prend goût quand on se laisse aller au « moramora ». Mais le temps peut aussi être celui, foudroyant, du non-retour, celui de l’instant gelé dont on se souviendra en brise froide. Vivre tous ces temps, les ressentir, permet d’apprendre ce que l’on ne connaît plus à force de courir sur place : la patience.

J’ai essayé d’y expérimenter la simplicité de la vie, contraire du confort, ce piège sournois et chaleureux qui touche tant de mes « congénères » qui se complaisent dans une vie qui ne leur donne qu’apparence et superficiel. J’ai dormi sur des « éponges » avec le dos collé à la dureté des planches, j’ai foulé du pied la nature au sol dur, j’ai sali mes doigts dans le charbon, j’ai lavé mes vêtements à la force de mes bras, j’ai tué de mes mains des poules pour en faire le prochain repas. J’ai vécu ce contact direct et parfois rude avec la vie, que les sociétés dites « développées » essayent de mettre à distance, distance de l’effort, distance de la souffrance, distance de la mort des animaux devenus nos viandes, distance du réel contact avec les autres où l’on se met en danger.

J’ai essayé d’y éprouver ce que cela fait d’être un « regardé ». Ne plus être un inconnu dans la rue, mais être un « différent » ou une proie au milieu des autres qui vous observent, qui vous épient, qui vous admirent. Et vous êtes absorbé par leur regard, vous êtes momentanément incapable de vous recentrer sur vos pensées parce que vous êtes interpellé par un cyclo-pousse, car un « vazaha » ne peut pas marcher à pied ; par des enfants ou adultes qui vous lancent des « vazaha » ou « bonjour vazaha » au mieux chaleureux, maladroits ; au pire moqueurs ; ou par ces regards inquisiteurs et qui vous jugent. Ce que je n’avais jamais pu sentir en France en tant qu’homme blanc hétérosexuel.

Vue d’une session de formation à l’usage du guide pédagogique développé par Samy © Samy pour Défap

 
J’ai essayé d’y apprendre à discerner l’apparence et la beauté. Les Malagasy portent un regard grave sur celles-ci et on pourrait les confondre. Est apparent ce que la société a donné comme possible à voir et à regarder ! Culte du corps, surtout féminin, et objectification de celui-ci. Le trait fin, l’absence de poil, ou plutôt leur épilation, et du far, du maquillage, des filtres, du « face play » pour cacher les rides, les impuretés, les boutons, pour apparaître selon le diktat de l’apparence. L’apparence de porter des vêtements coûteux, parfaitement lissés et immaculés le dimanche matin sans avoir de quoi manger le midi. La Beauté est, en opposition à l’apparence qui paraît, elle est, et reste toujours. Elle existe, quand l’apparence disparaît dans les rides et les vergetures, pourtant d’une beauté saisissante ! Elle est là dans les rides qui montrent les rires, dans un regard qui demande de la rigueur, dans les cicatrices, dans la différence. La Beauté existe dans chaque corps, pour qui sait regarder. Mais nous ne savons que rarement la voir.

J’ai essayé d’y parler, même si j’ai encore beaucoup de mal, ce langage particulier des Malagasy pour ne pas froisser les gens, un art de la conversation afin que chacun puisse rester digne en toutes circonstances, malgré ses torts ou ses maladresses.

Et il y a encore tellement de choses qu’offre une vie dans un nouveau pays et dont j’ai essayé de m’imprégner.

Et cette lettre de nouvelle de fin de mission n’est pas une lettre de fin puisque mon parcours ici continue et commence enfin à deux. Puisque ma « mission » va se poursuivre et le travail de formation et d’amélioration de la pédagogie et de l’enseignement dans les écoles primaires aussi. Je vais continuer à parcourir Madagascar pour y partager ce que j’ai appris et pour y apprendre à vivre.

Vue d’une session de formation à l’usage du guide pédagogique développé par Samy © Samy pour Défap

 

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