Les paysages religieux français et européens sont en pleine recomposition, traversés par des mouvements qui travaillent tous les pays et voient l’émergence de sociétés de plus en plus multiculturelles, mais aussi de plus en plus sujettes aux tensions inter-communautaires. Comment les Églises peuvent-elles prendre en compte ces transformations, sans les subir ? Quel vivre-ensemble et quelles manières de témoigner inventer aujourd’hui ? Ces questions étaient au cœur du forum organisé les 23 et 24 novembre par la revue Perspectives Missionnaires à Paris, en partenariat avec le Défap, la Cevaa, la Fédération Protestante de France et DM-échange et mission. Avec des intervenants comme Jean-Claude Girondin, Jean-Paul Willaime, Joseph Kabongo, Bernard Coyault, ainsi que des tables-rondes… Gros plan sur la première de ces deux journées.

 

Ce film de Sonia Mussier a été projeté le 23 novembre par Jean-Luc Mouton au premier jour du forum de la revue Perspectives Missionnaires sur le thème « Églises et replis identitaires : pourquoi sortir de l’entre-soi ? » Réalisation : Campus Protestant.

 
D’emblée, Jean-Luc Mouton avertit l’assemblée : «Je ne prétends pas faire un travail scientifique : ce film se veut simplement un «flash» sur une réalité très diverse.» Cette réalité, c’est celle des Églises récemment implantées en Île-de-France ; avec comme première illustration une visite au sein d’une paroisse de la FPMA, l’Église Protestante Malgache en France. Des fidèles se racontent, évoquent leur parcours depuis Madagascar, leur arrivée en France, leur relation à Dieu, les raisons pour lesquelles ils fréquentent cette Église… «L’Église accueille depuis toujours de nouveaux arrivants en quête d’une vie meilleure en France, peut-on entendre dans ce film ; mais arrivés en région parisienne, l’adaptation ne se fait pas sans difficultés». Une paroissienne ajoute un peu plus loin : «On n’a pas de repères, on ne sait pas sur qui s’appuyer ; repartir de zéro, ce n’est pas évident, heureusement qu’on a la foi». Après la FPMA, un détour par l’Église évangélique des chinois à Paris (EECP), qui organise des cultes en chinois, et des cultes en français, car si les primo-arrivants parlent chinois, «ceux de la deuxième génération, eux, sont tous francophones». Puis, rencontre avec l’Église Messianique La Parole vivante, installée à Viry-Châtillon, ou encore avec la Word of Power Missionary Church, implantée par des Tamouls…

Jean-Luc Mouton connaît par expérience la diversité du protestantisme : pasteur et journaliste, il a été successivement responsable national des Éclaireuses et Éclaireurs unionistes de France, directeur de l’hebdomadaire Réforme, a travaillé au Conseil économique et social de Côte d’Ivoire, et il a lancé avec Antoine Nouis un site, Campus Protestant, financé par la fondation Bersier, dont le «cœur de cible» est justement constitué par ces multiples Églises transfrontalières qui ont souvent un pied en France, un pied dans un autre pays – des Églises parfois désignées, faute de mieux, par l’expression contestée de «Églises issues de l’immigration». Le film qu’il présente en ce 23 novembre dans un des salons de la Maison du Protestantisme, rue de Clichy, à Paris, a été réalisé dans l’optique d’un forum organisé par la revue Perspectives Missionnaires, en partenariat avec la Fédération Protestante de France (qui accueille la réunion), le Défap, la Cevaa et DM-échange et mission, sur le thème : «Églises et replis identitaires : pourquoi sortir de l’entre-soi ?». Dans le public, des personnalités du milieu catholique ou du milieu protestant (de tendance luthéro-réformée ou évangélique) ; des spécialistes des questions religieuses ; des sociologues ; des journalistes ; une délégation venue du Défap, co-organisateur de l’événement, et une autre venue de Suisse pour représenter DM-échange et mission ; on reconnaît même un uniforme de l’Armée du Salut…

«Le protestantisme est multicolore»

Pour aller plus loin :

En ouverture de cette première journée, Marc-Frédéric Muller, directeur de la revue Perspectives missionnaires, unique revue protestante de missiologie dans l’aire francophone, avait tenu à poser le contexte et les enjeux d’un tel forum : «Nous vivons dans un monde pluriculturel, et les Églises en sont parties prenantes. C’est une réalité qui a toujours été là, mais elle a pris dernièrement plus d’ampleur. Comment fait-on société dans un monde de plus en plus pluriculturel ? Comment fait-on société à l’époque d’un individualisme croissant ? (…) La mondialisation a bien changé le visage de pays comme la France, la Suisse… Mais ce n’est ni un drame, ni un échec. Est-ce la vocation des Églises de montrer les opportunités, les promesses de ces changements ? Ont-elles une expertise, un savoir-être ?» François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, avait pour sa part relaté une rencontre avec des journalistes : «Quand je suis arrivé à la FPF, on m’a demandé : comment définissez-vous les protestants ? J’avais répondu : le protestantisme est multicolore. Aujourd’hui, j’ajouterais : il l’est à la fois aux plans culturel, confessionnel, spirituel, liturgique, et aussi bien évidemment au plan humain».

Mais tout ceci ne va pas sans tensions, ni sans risques. Ce qu’a rappelé le premier intervenant de la journée, Jean-Paul Willaime, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, en apportant sur ce phénomène le regard du sociologue : parmi les tendances récentes liées à la mondialisation, il note au niveau international «une remontée ethnicisante du religieux, une remontée du lien que l’on fait entre religion et territoire», rappelant fortement le triptyque «une foi, une loi, un roi que les protestants ont bien connu à l’époque de la révocation de l’Édit de Nantes». Or «l’entre-soi socio-religieux est fortement mortifère», alors que «nous vivons de plus en plus dans un monde interdépendant, un monde de mobilités multiples». Dès lors, «comment vivre ensemble dans des sociétés nationales qui se trouvent dans un monde cosmopolite ? Le nouveau clivage mondial opposerait-il les somewhere, enracinés dans un lieu, et les anywhere, les personnes déracinées et de nulle part ?»

Un phénomène qui, en Europe, est encore compliqué par des sociétés fortement sécularisées, où les Églises sont en perte d’influence, avec l’apparition de ceux que des sociologues ont baptisés les «non-vertis : des personnes qui ont été socialisées dans une religion, et qui la quittent (par opposition au terme de convertis). Ainsi en France, seuls  26% des jeunes adultes se déclarent chrétiens ; au Royaume-Uni, ils sont 21%». Mais parallèlement à «cet affaiblissement de l’appartenance institutionnelle, à cette baisse d’influence de la régulation institutionnelle, sociale par la religion, on note une explosion de la religiosité». Conséquence paradoxale : se dire chrétien aujourd’hui en Europe, c’est une posture qui se fait plus rare… mais qui est plus assumée. «L’engagement religieux devient un phénomène minoritaire, une sous-culture. Pour les personnes qui choisissent d’être engagées, cela se traduit par un engagement conscient de plus en plus professant». Une tendance que Jean-Paul Willaime décrit comme une forme «d’évangélicalisation sociologique du christianisme»… et partiellement détachée des institutions, puisqu’il note parallèlement «une certaine transconfessionnalisation du christianisme : des hybridations réciproques, l’émergence d’un christianisme transconfessionnel, qui cherche à dépasser le christianisme institutionnel à travers un christianisme plus personnel». Au final, dans un contexte international marqué par la spectaculaire perte de poids et d’influence de l’Europe, un contexte dans lequel, aujourd’hui, «le christianisme est plus une religion africaine, asiatique, américaine qu’européenne, alors qu’en 1910, lors de la Conférence d’Édimbourg, la majorité des chrétiens du monde vivaient en Europe», la religion peut apparaître comme «un ancrage dans un monde de mobilités».

Éviter «que l’interculturel soit autre chose qu’un vœu pieux»

Deux intervenants lors du forum : Jean-François Zorn (à gauche) et Jean-Paul Willaime (à droite) © Défap

Après ce panorama global, Yannick Fer, également sociologue, chargé de recherche au CNRS et qui a publié en 2017 un ouvrage sur Le protestantisme à Paris. Diversité et recompositions contemporaines, resserre les débats sur l’Île-de-France. Un lieu où se concentrent et s’expriment ces diverses influences perceptibles au niveau international, avec au centre Paris, «ville globale. Une ville marquée par quatre phénomènes : concentration (près d’un Français sur cinq vit en Île-de-France, une proportion que l’on retrouve chez les protestants) ; hiérarchisation ; ségrégation (et notamment spatiale, avec une éviction des populations modestes du centre et de l’Ouest de la région) ; migrations.» Le protestantisme francilien n’échappe pas à ces diverses tendances : il intègre ainsi une bonne partie de la diversité des nouveaux arrivants en Île-de-France, issus de 192 pays différents. Et la ségrégation spatiale traverse aussi les milieux protestants, avec des Églises implantées de longue date dans Paris intra-muros, qui parfois font leurs cultes et leurs réunions dans des bâtiments historiques, alors que des Églises nées récemment, souvent de tendance évangélique et pentecôtiste, et que l’on retrouve plutôt en banlieue Est, peinent à trouver des locaux… Des différences qui recouvrent aussi, bien souvent, des approches théologiques et des manières de vivre l’Église très différentes.

La vie des Églises, et les relations entre communautés, sont donc traversées par toutes les tensions du monde contemporain, qui se concentrent en particulier dans les grandes métropoles comme l’agglomération parisienne. Comme le rappellera dans l’après-midi un autre sociologue, Frédéric de Coninck, professeur à l’École Nationale des Ponts et Chaussées et chercheur au Laboratoire Ville, Mobilité, Transport à Marne-la-Vallée, «on est aujourd’hui colonisé par toutes sortes de références culturelles», qui font écran au moment de la rencontre. Dans ce difficile dialogue au sein d’Églises de plus en plus multiculturelles et entre Églises de plus en plus diverses, il appelle à «saisir les rapports de force sous-jacents si on veut que l’interculturel soit autre chose qu’un vœu pieux» ; à «construire des lieux de dialogue sur la base d’une égalité des paroles» ; à ne pas oublier la référence centrale à «Dieu surplombant nos différences», sachant que «nous sommes tous au bénéfice du sacrifice de Christ». Ce à quoi Jean-Claude Girondin répondra un peu plus tard comme en écho : «Nous sommes invités à dépasser la méfiance, la peur, l’indifférence». Lui aussi sociologue, mais également pasteur d’une Église mennonite de région parisienne, directeur du Département action et formation d’Agapé France, et chargé de cours à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, il souligne : «l’interculturalisme peut être un projet pastoral dans une Église où l’on constate la dimension multiculturelle.» Un projet qui ne peut toutefois avancer que de manière tâtonnante, prudente, entre de multiples écueils : si «l’interculturalité est un voyage (…) souvent, on ne voit pas le chemin».

Franck Lefebvre-Billiez

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