S’il n’est pas rare de s’interroger sur les «fruits de la Mission» ou de l’œuvre missionnaire, cette interrogation renvoie le plus fréquemment, dans le milieu protestant, à l’héritage de la Société des Missions Évangéliques de Paris. Que dire alors du Défap, né en 1971 et qui fête son cinquantenaire en 2021 ? De quelle spécificité peut-il se prévaloir ? L’article que nous reproduisons ci-dessous a été présenté par Gilles Vidal, professeur d’Histoire du christianisme à l’époque contemporaine à l’institut protestant de théologie de Montpellier, lors de l’AG du Défap du 30 mars 2019 : reprenant la réflexion sur les «fruits de la mission» visibles aujourd’hui à travers le Défap, il évoque ici les «enfants de la mission», les rencontres permises grâce aux activités et aux échanges du Défap, et la mémoire : «non seulement la mémoire des missionnaires européens, mais la mémoire des peuples et des Églises qui font partie de l’histoire et du présent du Défap».

Gilles Vidal (à droite) lors de l’après-midi de l’AG du Défap consacrée aux «fruits de la mission»

Premier fruit : nos enfants

Le premier fruit du Défap est à comprendre au sens très concret, celui de nos entrailles : ce sont nos enfants. Je m’explique : dans beaucoup de pays, on ne dit pas le Défap mais la Défap, preuve qu’il y a un féminin possible à cette vénérable institution. La Défap a donné naissance à beaucoup d’enfants. Telle Abraham, sa postérité est nombreuse et répandue sur toute la terre. Ce sont :

  • des enfants de missionnaires, de coopérants ou d’envoyés Outre-Mer qui sont nés ou ont grandi dans un pays étranger,
  • des enfants qui sont nés de couples dont l’un des conjoints est envoyé du Défap, l’autre issu de l’Église d’accueil partenaire d’un autre pays
  • des enfants de boursiers ou d’envoyés d’Outre-Mer par des Églises-sœurs —expression qui démontre qu’il faut une mère !— nés en France, ils sont enfants du Défap…

Quelle est la particularité de ces enfants ? Ce sont naturellement les plus beaux, les plus intelligents car ce sont les nôtres, c’est entendu. Mais surtout ce sont des enfants qui ont eu une immense chance ­— ils le disent eux-mêmes— d’avoir pu faire l’expérience de l’autre/Autre. Et ils se caractérisent généralement par :

  • une certaine ouverture d’esprit,
  • une grande sensibilité à l’altérité,
  • un sens aigu de la solidarité, du partage, de la justice en luttant contre contre le racisme par exemple,
  • une véritable tendance à relativiser certaines valeurs comme l’attachement aux biens matériels : après un cyclone ou une alerte au Tsunami, ils sont contents d’être vivants et tant pis si quelques affaires ont disparu…

D’un point de vue théologique, ces enfants du Défap me rappellent la métaphore qu’utilisait Calvin pour désigner l’Église : «si l’incarnation du Christ est bien le moyen singulier et premier par lequel Dieu s’accommode à nous, l’Église est un des moyens extérieurs ou secondaires par lesquels Dieu s’approche et se rend accessible.» L’Église est pour Calvin «la société où la foi peut naître, se nourrir et se renforcer, grâce à la double médiation de la parole et des sacrements, même si Dieu reste naturellement libre de communiquer sa grâce sans passer par l’Église (1)

Bien sûr, le Défap n’est pas une Église, mais au service des Églises, et il porte des fruits, dans cette même fonction de matrice qui est celle de l’Église : il nourrit, protège, éduque, soigne des enfants au sens très concret comme au sens spirituel. Ici, chez nous, et là-bas.

Des enfants qui s’engagent pour un monde plus fraternel ou, à tout le moins, plus solidaire et plus juste. Voilà le premier fruit du Défap, nos enfants, notre richesse.

Deuxième fruit : nos rencontres

Toute personne fréquentant le Défap à un moment ou à un autre, à quel titre que ce soit, fait des rencontres sur deux plans : personnels et communautaires.
Où puis-je, dans la même journée, croiser la Ministre de l’Éducation du Togo, le fils d’un ancien missionnaire de Nouvelle-Calédonie, un pasteur du Sud-Ouest (dont la mère est née au Lésotho), une femme pasteur hongroise, un professeur d’histoire cévenol ? Au 102 Bd Arago ! John Wesley a dit «le monde entier est ma paroisse», on peut le paraphraser sans honte : «le monde entier est au Défap» !

Parlons d’abord des rencontres personnelles :

  • qui, parmi les envoyés, ou anciens envoyés, n’a pas noué de relations amicales, et même plus qu’amicales, fraternelles avec des personnes d’autres Églises au service duquel il ou elle se trouvait ? Des relations intenses, qui durent, se transmettent même sur plusieurs générations. Il s’agit ici de relations transnationales.
  • mais les envoyés sont rarement isolés, dans leur Église ou institution d’accueil. Se nouent ici encore de solides amitiés entre envoyés et leurs familles : ceux qui sont là quand on arrive, ceux qui là sont en même temps, ceux qui prennent la suite… Ces amitiés, il s’agit ici de relations infranationales, peuvent aussi durer longtemps, prendre parfois la forme de réseaux, agacer même car cela peut faire un peu penser aux Anciens Combattants : il y a les anciens du Togo, de Madagascar, de la Calédonie, etc. Ces rencontres, ces amitiés qui sont aussi le fruit du Défap, sont inestimables, sans lui, elles n’auraient pas pu avoir lieu et l’on serait passé à côté de tant de «belles personnes» comme disent les Québécois.

Abordons ensuite les rencontres communautaires :

En effet, à travers le Défap, ce sont des Églises, des paroisses, des écoles ou Facultés, des hôpitaux, des orphelinats ou autres lieux que l’on fréquente. Des familles se créent, avec leurs temps de joie comme leurs temps d’épreuve. Et la rencontre se fait dans les deux sens : les boursiers du Défap ici — que l’on pense au programme ABS mis en place après les Accords de Matignon en 1988 — les envoyés, là-bas. Là encore ce type de rencontre est inestimable : il peut être drôle, il peut être solennel, il peut être tragique, marqué par le deuil : Je pourrai ici partager, si nous en avions le temps, bien des expériences d’une incroyable richesse humaine et spirituelle…

D’un point de vue théologique, l’on pourrait observer ici que tous les liens créés par ces rencontres qui relèvent de l’interculturalité ne sont pas si exceptionnels. Bien des expatriés, bien des fonctionnaires du Ministère des Affaires Étrangères ou de personnes travaillant dans les multinationales connaissent ce type d’expériences. Après tout, nous ne faisons que prendre part à la fraternité universelle et sa diversité qui fait que «tout être humain est appelé à entrer dans la dynamique de l’amour, du don et de la libération. Donner et recevoir, participer aux échanges, vivre la réciprocité et entrer dans la dynamique du don, voilà ce qui est souhaité dans les sociétés humaines (2)» comme l’exprime le professeur Pierre Diarra.

Certes, mais pour le Défap, celui ou celle qui vit ces rencontre se situe dans la conscience de faire partie d’un ensemble plus vaste que la fraternité humaine : l’Église universelle qui va «au-delà du don et du contre-don, au delà de la réciprocité … pour tendre vers la gratuité manifestée en Jésus-Christ (3)». La mission vécue dans la rencontre devient relève alors de l’ordre de la grâce.
Ces rencontres appellent de la part de tous la plus haute vigilance : il s’agit d’éviter les réflexes identitaires, les replis communautaristes, et l’agacement de celles et ceux qui critiquent les Anciens combattants de la mission est on ne peut plus légitime si ces derniers vivent leurs relations sur un mode exclusiviste.

La rencontre, personnelle ou communautaire, amène forcément à un déplacement, culturel certes, mais fondamentalement vécu sur la toile de fond de l’Église universelle. Elle conduit à un déplacement dans la foi, à une «intranquilité» pour reprendre l’expression de Marion Muller-Colard : «Intranquille est-on lorsque l’on se laisse regarder dans les yeux et interroger jusqu’au fond de soi-même par la parole singulière d’un autre. Et souvent, cet autre qui nous retourne n’était pas celui attendu (4).»

Ce deuxième fruit du Défap, la rencontre, nous déplace et nous décentre dans notre foi.

Troisième fruit : notre mémoire

Le troisième fruit du Défap que je nous engage à croquer sans modération est la mémoire. Non seulement la mémoire missionnaire, mais la mémoire des missionnaires. Non seulement la mémoire des missionnaires européens, mais la mémoire des peuples et des Églises qui font partie de l’histoire et du présent du Défap.

Qui aujourd’hui, dans l’immédiateté induite et encouragée par la technologie omniprésente dans notre société, se soucie du passé et des enseignements que l’on peut en tirer ? Et pourtant… Le Défap, par sa bibliothèque, ne porte pas un fruit, mais constitue une véritable plantation de fruits exotiques cultivés avec soin par notre bibliothécaire d’une main experte ! C’est le paradis des linguistes et des anthropologues qui pourront trouver dictionnaires, grammaires, iconographie rare, parfois unique. Le paradis des historiens ayant accès aux témoignages des institutions et des personnes, parfois à leur intimité, ce qui est très émouvant. Le paradis des théologiens devant la montagne de Bibles, catéchismes, recueils de chants d’Églises du monde entier, dans des langues inimaginables.

D’un point de vue théologique, cette immense richesse, ce «trésor caché» pour paraphraser l’Évangile se trouve là, sous nos pieds, dans les tréfonds et au rez-de-chaussée du Défap. Dans son commentaire du célèbre texte de Mat. 28, «Allez et de toutes les nations, faites des disciples», le théologien Jacques Mathey donne un sens très particulier à ce «Allez». Il écrit ceci : «Allez, cela signifie-t-il partir au bout de monde ? C’est sûrement l’une des significations du texte… mais peut-être pas la première comme le montre la comparaison avec Mat. 9,9-13. Jésus et les disciples y mangent avec des gens de mauvaise vie. Les Pharisiens […] critiquent Jésus […] qui s’adresse à tous en disant “Allez et apprenez que Dieu veut la miséricorde et le sacrifice“. Allez, c’est exactement le même verbe que dans notre texte […] il signifie : restez là où vous êtes, mais vivez différemment, changez d’optique. Apprenez à voir les choses sous l’angle de Dieu. Matthieu 28 concerne la mission au près autant qu’au loin (5)».

Voilà donc le troisième fruit du Défap, cette mémoire ­— très bien ­— conservée qui affleure et donne accès au savoir distancé, mais toujours bien vivant. Savoir sur soi-même, savoir sur les autres, savoir sur l’Autre. Trois savoirs qui rendent confiants pour l’avenir de la mission.

Mais il est temps de conclure. Pour être en bonne santé, les médecins recommandent cinq fruits et légumes par jour. J’en ai proposé trois à savourer délicieusement :

  • nos enfants et leur souci d’ouverture, de tolérance et de justice,
  • nos rencontres qui rendent concrètes l’Église universelle,
  • notre mémoire qui nous oblige à changer notre regard et à apprendre sans cesse du passé pour vivre l’espérance.

Gilles Vidal, Institut Protestant de Théologie – Faculté de Montpellier
30 mars 2019

 

(1) Emidio Campi, « Jean Calvin et l’unité de l’Église », Études Théologiques et Religieuses 2009/3, p. 4. En ligne : www.cairn.info

(2) Pierre Diarra, Évangéliser aujourd’hui, Le sens de la mission, Paris, 2018, Edition Mame, p. 32.

(3) Ibidem

(4) Marion Muller-Colard, L’intranquilité, Paris, Bayard, 2016, p.86

(5) Jacques Mathey, Vivre et partager l’Évangile. Mission et témoignage, un défi, Brière, Cabédita, 2017, p. 82.

 

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