Éric de Putter, professeur d’Ancien Testament à l’Université protestante d’Afrique centrale (UPAC) à Yaoundé (Cameroun) et envoyé du Défap, a été assassiné le 8 juillet 2012 sur le campus. En ce 28 juin 2016, le Défap et l’UPAC lui ont rendu hommage. Lors de la cérémonie, organisée à l’Institut français de Yaoundé, Laurent Schlumberger, président du Conseil national de l’Eglise protestante unie de France, a pris la parole. Retrouvez ci-dessous l’intégralité de son discours.

Le campus de l’UPAC à Yaoundé © UPAC

Quatre ans après la mort du professeur Eric de Putter

« Jusqu’à quand, SEIGNEUR, m’oublieras-tu sans cesse ? Jusqu’à quand te détourneras-tu de moi ? Jusqu’à quand aurai-je des soucis et chaque jour le chagrin au cœur ? Jusqu’à quand mon ennemi s’élèvera-t-il contre moi ?

Regarde, réponds-moi, SEIGNEUR, mon Dieu ! Fais briller mes yeux, afin que je ne m’endorme pas dans la mort, afin que mon ennemi ne dise pas : ‘je l’ai emporté sur lui !’, et que mes adversaires ne soient pas dans l’allégresse, si je vacille.
Moi, j’ai mis ma confiance en ta fidélité ; mon cœur trouve de l’allégresse en ton salut. Je chanterai pour le SEIGNEUR, car il m’a fait du bien. »

Ce sont les mots du Psaume 13. Les Ecritures bibliques tenaient Eric de Putter debout, vivant. Elles étaient la source de son courage d’être, l’horizon de sa joie, le quotidien de son travail, le souffle de son inspiration – et c’est pourquoi j’ai ouvert mon propos non pas avec mes propres mots, mais avec ceux que la Bible nous offre, à lui et à nous tous.

Les mots du Psaume 13, sont des mots de plainte, de lutte, de refus, de vie et d’espérance. Et c’est très exactement là que je me situe, devant vous et avec vous.

« Jusqu’à quand ? » Depuis bientôt quatre ans, nous pouvons reprendre cette question, qui martèle le début de ce psaume à quatre reprises. « Jusqu’à quand ? » Et ce psaume, nous pouvons le dire et le redire avec bien des voix. Nous pouvons le dire avec les voix de Marie-Alix, Ellie et Jean, Loïc et Yann : « Jusqu’à quand aurai-je chaque jour le chagrin au cœur ? » Avec la voix de Rachel, la fille de Marie-Alix et Eric : « Fais briller mes yeux ! » Avec la voix des collègues d’Eric : « Que mon ennemi ne dise pas ‘je l’ai emporté sur lui’. » Avec la voix de tant de fidèles, de pasteurs, de responsables des Eglises protestantes de France : « Que l’adversaire ne soit pas dans l’allégresse si je vacille. »

Ce psaume, nous pouvons le dire et le redire, non pas seulement avec les voix des personnes liées à Eric de Putter d’une manière ou d’une autre. Nous pouvons aussi le dire avec la voix de l’amitié franco-camerounaise, fragilisée par cette tragédie. Et le redire avec la voix de la fraternité d’Eglises-sœurs, Eglises en France, Eglises au Cameroun, Eglises en France et au Cameroun, une fraternité mise à l’épreuve par ce drame. Car ce qui a été atteint, le 8 juillet 2012 mais aussi dans l’enlisement judiciaire qui dure – qui dure « Jusqu’à quand ? » –, c’est non seulement la vie d’un homme, mais aussi plus que cela.

Le professeur de Putter incarnait cette amitié et cette fraternité. Il les personnifiait. Eric de Putter a grandi dans le Nord de la France, dans une petite région qu’on appelle la Thiérache. Un paysage vallonné et vert, plutôt à l’écart des grandes voies de communication, mais qui fut traversé de part en part et à plusieurs reprises par les grandes vagues de l’histoire européenne. Il a été éduqué dans la foi protestante de cette région, un protestantisme vivant et à la volonté farouche, qui a traversé les siècles en ne comptant souvent que sur ses propres forces enracinées dans la fidélité de Dieu. Il a mené ses études jusqu’au doctorat à la Faculté de théologie de l’Université de Strasbourg, un doctorat remarqué pour son excellence et récompensé par un prix. Il a approfondi sa formation par un séjour à l’Ecole biblique de Jérusalem. Et tout ce parcours, dont je ne fais que rappeler quelques traits connus de tous, s’est comme concentré dans cet envoi en 2010, ici à Yaoundé. Un envoi inscrit dans ce statut, si justement et magnifiquement intitulé : « Volontaire de la solidarité internationale » – et chaque mot compte. Un envoi inscrit dans les relations si anciennes et profondes qui lient le Cameroun et la France, les Eglises de France et celles du Cameroun.

Que cet homme, issu de ce Nord de la France si européen, formé dans une université enracinée dans une région à la double culture française et germanique, passé par le Proche-Orient, devienne professeur d’hébreu, d’Ancien testament et d’histoire des religions au sein de l’Université protestante d’Afrique centrale, représente en quelque sorte la quintessence de cette amitié franco-camerounaise, de cette fraternité entre Eglises du Cameroun et de France.

Bon nombre d’entre vous savent ce que représente ce que nous appelons un envoyé. En l’occurrence, il s’agissait d’un envoyé par le biais du Défap, Service protestant de mission, des Eglises de France vers des Eglises d’Afrique et l’un de leurs fleurons universitaires. Etre envoyé, c’est être ambassadeur. C’est être, comme le dit l’apôtre Paul, une lettre vivante écrite avec l’esprit de Dieu sur une tablette de chair et dans des cœurs. C’est venir à la rencontre de frères et de sœurs, que l’on ne connaît pas encore et qu’on identifie pourtant déjà comme tels, en personnifiant celles et ceux qui vous envoient. Etre envoyé, c’est emporter avec soi tant d’histoire assumée, tant de convictions rassemblées, tant de reconnaissance reçue, tant de moyens patiemment collectés. Et c’est être porté par tout cela, par tout ce qu’il faut bien appeler par son nom, c’est-à-dire un amour reçu et partagé. Non pas un amour vaporeux ou idéalisé, mais un amour qui a la puissance de franchir les distances, de chasser les fantômes du passé, de traverser les fatalités, de construire un avenir commun. Un envoyé, c’est un homme porté par un élan personnel et intime, accompagné dans cette aventure par des proches et des institutions, mais qui entraîne avec lui le cortège d’un peuple qui l’envoie vers un autre peuple, de deux peuples rassemblés en un seul par le Dieu de tous les peuples, père de tous ses enfants.

Cette amitié franco-camerounaise, cette fraternité des Eglises du Cameroun et de France, que le professeur de Putter incarnait si pleinement, déborde donc largement la situation individuelle d’un envoyé. Elle est profondément imprimée dans la conscience de nos Eglises de France.

Laissez-moi évoquer quelques instants un témoignage personnel. C’est aujourd’hui la première fois que je pose mes pieds sur le sol du Cameroun. Et pourtant, j’ai le sentiment de l’avoir souvent foulé depuis bientôt 60 ans. Chaque année de mon enfance, je me rendais pour un séjour chez une vieille tante, très affectueuse et un peu rude, une petite femme un peu impressionnante. Elle vivait dans cette région maritime de l’Ouest de la France qu’est la Bretagne. Pour un enfant, ce petit coin avait quelque chose du paradis sans doute : la famille rassemblée, la mer au bout du petit jardin, le parfum des algues, le caquètement des poules et la régularité du ressac, le goût des crabes pêchés le matin même, la vielle maison humide et ensoleillée. Dans cette maison, il y avait une sorte de pièce au trésor, quelque chose comme un sanctuaire. Quand on était admis à y pénétrer, on baissait un peu la voix, on était attentif à ne rien abîmer, on écarquillait les yeux. Cette pièce, c’était le bureau de ma vieille tante. A l’instant même où on y entrait, on se trouvait en Afrique. Le tissu posé sur le petit canapé, les fauteuils, le bois sombre du bureau et des bibliothèques, une peau de bête et des objets d’ivoire – à l’époque c’était possible –, les photos au mur et quelques objets – deux ou trois masques, une lance – tout, absolument tout venait du Cameroun. La couleur même de la peinture sur les murs, les odeurs et les parfums de cette pièce, tout semblait camerounais. C’était magique. Depuis, une bonne partie de ma famille s’est installée dans ce village, où je vis moi-même une partie de l’année, et cette pièce existe toujours.

Cette petite femme qui travaillait si ardemment à son grand bureau, cette vieille tante, c’était Idelette Dugast, née Allier – un nom qui résonne familièrement aux oreilles de plusieurs ce matin, ici. Envoyée au Cameroun dans les années 1930 par la Société des missions évangéliques de Paris, elle avait immédiatement renoncé à se faire la porte-parole d’institutions françaises, trop passionnée par tout ce qu’elle découvrait et emportée par son désir de rencontrer et de comprendre. Elle est devenue ethnologue, enchaînant pendant 25 ans les séjours parmi les Ndiki, du peuple Banen. Au fil de ces séjours et de son travail de suite, elle a composé une œuvre qui leur est entièrement consacrée, rédigeant à ce bureau sur lequel je la voyais penchée, une monographie, un dictionnaire, une grammaire, un recueil de contes, proverbes et devinettes …

Ces ouvrages, comme tout ouvrage d’ethnologie, furent et sont sans doute lus par un petit nombre de spécialistes et de passionnés. Mais ils ont irradié autour d’elle et à travers les générations. Car ils sont porteurs de quelque chose d’essentiel : une rencontre entre des hommes, des femmes ; une rencontre entre des langues, des cultures, des peuples ; une rencontre féconde et qui porte des fruits d’avenir insoupçonnés. Le professeur Eric de Putter, de même, personnifiait en quelque sorte cette rencontre entre langues, peuples, Eglises, dans l’unité de l’humanité et de l’Evangile.

C’est pourquoi, oui, ce qui a été atteint avec l’assassinat du 8 juillet 2012, ce n’est pas seulement, même si c’est d’abord, un homme. C’est aussi la possibilité même de cette rencontre, puisque c’est l’un de ceux qui l’incarnait par excellence qui a été agressé, sans autre objectif que de l’éliminer. Pas de motif crapuleux, pas d’enchaînement de circonstances malheureux, pas de dérapage qui tourne mal, mais un meurtre réfléchi et calculé. C’est la possibilité même de la rencontre qui se trouve d’un coup contestée, minée, ébranlée. La possibilité de la rencontre et tout ce qui la tisse, c’est-à-dire la mémoire, la reconnaissance, la confiance, l’avenir.

Ma très ferme conviction, c’est que nous faisons face à cette tragédie ensemble. Et donc que nous ne pourrons la surmonter qu’ensemble.

Pour cela, nous avons, ensemble, besoin de deux choses : la justice par la vérité et une confiance renouvelée.

Nous avons besoin de la justice par la vérité. Quelques semaines avant sa mort, Eric de Putter avait publié avec son épouse un article dans la revue du Défap, dans lequel il écrivait : « la justice ne peut se fonder que sur la vérité ». C’est cette vérité que nous attendons. C’est cette vérité, qui porte dans ses flancs la justice, que nous espérons. C’est cette vérité qui nous est nécessaire, et pour laquelle nous devons tous nous engager : pouvoirs publics du Cameroun et de France, autorités judiciaires des deux pays, Université protestante d’Afrique centrale et Défap, Eglises d’ici et de là-bas. Ensemble. Et non pas seulement les institutions, dont l’effort doit bien sûr être soutenu, patient et je dirais même implacable, mais aussi les individus. Ce ne sont pas d’autres, « les autres » impersonnels, qui sont concernés ; vous, moi, nous qui sommes ensemble, nous sommes redevables à cette vérité et nous devons personnellement y concourir, car son établissement conditionne la justice.

Dans cet article, le professeur de Putter ajoutait : « les plus grands amis sont ceux qui se disent l’un à l’autre les pires vérités. Les amitiés les plus fidèles sont celles qui perdurent malgré tout, malgré la laideur d’un certain passé. » Or, chers amis, nous sommes ici ensemble ce matin. C’est bien le signe que cette amitié franco-camerounaise est possible. C’est bien la marque que cette fraternité a vocation à être pleinement reconstruite. C’est bien la preuve que ce désir de rencontre entre nos peuples, nos cultures, nos Eglises nous habite et nous conduit toujours. C’est bien l’assurance que nous pouvons ensemble faire face à cette vérité.

Oui, c’est la justice par la vérité dont nous avons besoin, ensemble, et dont nous avons l’ardente obligation d’être les serviteurs, ensemble.

Mais cela ne suffit pas. Il nous faut aussi une confiance renouvelée.

« Moi, j’ai mis ma confiance en ta fidélité ; mon cœur trouve de l’allégresse en ton salut. Je chanterai pour le SEIGNEUR, car il m’a fait du bien. » Ce sont les derniers mots du Psaume 13. Ce Psaume, qui s’ouvre sur la question quatre fois répétée : « Jusqu’à quand ? », « Jusqu’à quand ? », « Jusqu’à quand ? », « Jusqu’à quand ? », s’achève par cette affirmation du psalmiste au Dieu vivant : « Moi, j’ai mis ma confiance en ta fidélité. »

« J’ai mis ma confiance en ta fidélité » : je ne connais pas de plus lumineuse définition de la foi. Elle dit de la façon la plus ramassée que la confiance ne se décrète pas, mais qu’elle coule de cette intarissable source qu’est la fidélité de Dieu. Au-delà même de cette vérité et de cette justice, pour lesquelles nous devons lutter de toutes nos forces, nous sommes appelés à nous abandonner à cette fidélité de Dieu qui nous précède, nous enveloppe et nous suit. C’est elle qui permet de trouver l’allégresse dont parle le Psaume et qui permettra de chanter pour le bien que Dieu nous fait. C’est cette confiance qui ouvre un avenir possible et neuf.

Contre toutes les évidences et toutes les logiques de ce monde, je crois que c’est la vie qui a le dernier mot sur la mort, et non l’inverse. Je crois que nous sommes bien plus que nos actes, bien plus que nos réussites et nos échecs, car nous sommes d’abord les enfants d’un même Père, dont rien ne peut briser l’amour. Je crois que l’avenir n’est pas enfermé dans un passé aussi tragique soit-il, mais au contraire que c’est l’avenir rendu possible qui vient transformer notre aujourd’hui.

C’est pourquoi je crois que la rencontre, assassinée, germe déjà et à nouveau dans le cœur de Dieu. Il la relève. Il nous la confie.

 

Mardi 28 Juin 2016,

Laurent SCHLUMBERGER,
pasteur, président de l’Eglise protestante unie de France

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