Suite de notre série de témoignages sur les expériences d’interculturalité vécues à travers le Défap : Esther Wieland-Maret, qui a pris en charge de 2009 à 2016 les stages CPLR-Défap en tant que Coordinatrice de la Formation permanente dans le cadre de la CPLR, évoque le rôle central du texte biblique pour permettre le dialogue par-delà les frontières culturelles. Mais elle revient aussi sur l’impact du contexte de l’Église ou de la société sur la manière dont évoluent les approches de la Bible : les problématiques du quotidien pèsent plus que les débats théologiques.

Participants du stage interculturel franco-béninois en avril 2016. Au premier rang, côte à côte, Esther Wieland-Maret et Natacha Cros-Ancey, qui lui a succédé comme Coordinatrice de la Formation permanente dans le cadre de la CPLR © Défap

 
Les stages CPLR-Défap, dont les participants sont des pasteurs de France et d’Afrique, existent depuis 2009 et sont construits sur le modèle d’un aller-retour : une première session est accueillie par l’un des deux pays, après quoi l’autre pays recevra les mêmes participants. Après diverses expériences d’échanges de pasteurs (un pasteur français pouvait partir un mois au sein d’une Église d’Afrique, et en retour, un pasteur de cette Église pouvait venir en France), expériences qui requéraient des pasteurs une longue période de disponibilité, le Défap a décidé de s’insérer dans les stages de formation de la CPLR. Avec l’idée d’organiser tous les deux ans un stage en commun Défap-CPLR, le Défap s’occupant de l’animation internationale. C’est ainsi qu’ont été mis sur pied des stages au Sénégal, au Bénin, au Cameroun, au Maroc, au Togo… Rencontre avec Esther Wieland-Maret, qui a assuré pendant plusieurs années l’organisation de ces stages pour la CPLR.
 

Comment fait-on pour trouver un terrain propice au dialogue et à la rencontre lors de stages réunissant des pasteurs de pays si différents ? Les risques d’incompréhension ou de tension ne sont-ils pas multiples ?

Esther Wieland-Maret : Lors de la première formation co-organisée entre pasteurs de France et d’un autre pays, le thème choisi était un sujet de société plutôt qu’un thème biblique. C’était en 2009, au Sénégal, et j’avais travaillé à le mettre en place avec Marc Frédéric Müller, qui était alors au Défap. Il y avait eu des difficultés, y compris matérielles (avec par exemple la faillite d’Air Sénégal au moment de rentrer en France). Notre manière de procéder, de réfléchir, d’animer n’allait pas forcément de soi pour nos collègues sénégalais. Mais les moments où nous avions lu la Bible ensemble s’étaient révélés très riches : le texte créait du lien. Aussi, dès le deuxième stage au Cameroun, nous avons décidé de prendre le texte biblique comme porte d’entrée. Lors de ces lectures en commun, si chacun arrive avec ses interprétations, sa tradition, sa culture, pour tous, le texte biblique apparaît comme un « bien commun ». Et c’est ce texte qui nous unit. Tout le monde se sent impliqué, tout le monde prend la parole, les différences et les divergences peuvent s’exprimer. J’ai trouvé ça assez remarquable.

Comment apparaissent les frontières entre cultures lors de tels stages, et avec quelles conséquences pour les participants ?

On a tout le temps un biais en lisant un texte biblique. Mais les frontières interculturelles ne se manifestent pas seulement entre divers pays : elles sont d’abord à l’intérieur de nos Églises, où cohabitent des approches bibliques très différentes. Ce qui oblige à toujours clarifier nos propos. Au cours d’un stage CPLR-Défap, les approches des uns et des autres sont sans arrêt en dialogue : on chemine avec l’autre. On peut vouloir camper sur ses positions, mais au contact des autres, notre approche des textes bibliques évolue. Outre ce dialogue, c’est souvent le fait d’être confronté à des situations concrètes qui influe sur la manière dont on lit ces textes, plus que les débats théologiques.

Avez-vous des exemples de sujets sur lesquels vous avez pu observer de telles évolutions ?

La question des aînés. La façon dont ils sont perçus et dont sont lus les textes bibliques qui les concernent évolue en fonction des problèmes posés par leur prise en charge. C’est ce que nous avons pu observer au Bénin. Pendant longtemps, les personnes âgées y étaient peu nombreuses ; elles étaient prises en charge par leur famille, et considérées comme d’autant plus précieuses que les aînés étaient un petit nombre. Au sein des Églises béninoises, les textes bibliques concernant les parents étaient lus de manière très littérale pour justifier cette prise en charge familiale. C’était le cas de versets comme Exode 20:12 : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne ». Comme Proverbes 16:31 : « Les cheveux blancs sont une couronne d’honneur » ; ou Proverbes 17:6 : « Les enfants des enfants sont la couronne des vieillards, et les pères sont la gloire de leurs enfants »… Par contraste, il y avait une vision assez négative des sociétés européennes où les anciens étaient « abandonnés » dans des maisons de retraite. Mais à partir du moment où l’espérance de vie s’est significativement accrue, il a fallu trouver un moyen de s’occuper de vieillards que leur famille ne pouvait plus prendre en charge, et qui étaient de plus en plus nombreux. Voilà comment, au Bénin, ont commencé à être créées des maisons de retraite en lien avec les Églises pour lutter contre la pauvreté des aînés. Et dès lors, la lecture de la Bible sur cette question des parents et des personnes âgées a évolué…

Et avez-vous des exemples de sujets sur lesquels des pasteurs français ont été amenés à cheminer au contact de leurs collègues d’un autre pays ?

Nous avions pu voir de tels cheminements dès le premier stage, au Sénégal. Nous avions principalement travaillé avec l’ELS (l’Église luthérienne du Sénégal), qui est surtout présente dans des territoires ruraux : Fatick et alentour. La population du Sénégal est majoritairement musulmane et animiste ; il y a un vivre-ensemble qui s’est développé entre ces communautés, avec des échanges, voire des appartenances à plusieurs communautés : on rencontre par exemple des chrétiens qui sont également animistes. Les pasteurs sénégalais nous avaient fait remarquer que lorsqu’on lit l’épître aux Corinthiens dans la perspective d’une telle cohabitation, on peut envisager facilement qu’au temps de Paul également, des chrétiens nouvellement convertis avaient encore conservé d’autres pratiques et d’autres appartenances. Et ils nous avaient parlé du problème très concret de l’accompagnement de personnes qui, bien que chrétiennes, avaient aussi des pratiques traditionnelles, que le christianisme ne reconnaît pas.

L’un des exemples qu’ils avaient cités concernait les jeunes mères et leurs enfants. Au Sénégal, un bébé est porté sur la poitrine par sa mère durant plusieurs semaines. Mais ensuite, du fait des nécessités de la vie quotidienne, elle doit se mettre à le porter sur son dos. Et c’est une sorte de deuxième séparation : la mère n’a plus de contact visuel avec son enfant à tout moment ; il est moins bien protégé en étant sur son dos… Il existe des rites traditionnels pour rassurer la mère et protéger l’enfant. Les pasteurs de l’ELS ont eu des demandes en ce sens… et l’Église a créé un rite spécifique pour ce moment où la mère va se mettre à porter son enfant sur son dos.

Pour les pasteurs français, ça avait été une découverte très instructive : ils avaient pu voir comment leurs collègues sénégalais avaient pris en compte un besoin qui leur était exprimé, et comment ils avaient répondu à cette demande de rite protecteur. Ils avaient été frappés par cette écoute et cet enrichissement mutuel, et ils avaient tout à fait approuvé la démarche.

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