Comment on entre à Jérusalem quand on est un travailleur palestinien.

Corinne, Accompagnatrice Oecuménique en Israël/Palestine pour le programme EAPPI, raconte une de ses expériences.

 

4h30 du matin. 

À cette heure les bus n’ont pas commencé leur service. Un taxi nous dépose, Anna et moi, à un immense rond-point encore désert que des lampadaires antiques éclairent d’une lueur blafarde. Anna est l’une de mes compagnes de Jérusalem, finlandaise filiforme et toujours souriante. Au centre de l’esplanade se dresse une tour en béton, genre mirador blindé, hérissée de haut-parleurs et de caméras. Sur le quart du pourtour, le fameux mur : une succession de panneaux de béton de huit mètres de hauteur solidement réunis les uns aux autres. Nous sommes à Qalandya, le plus important check-point de Cisjordanie.

Mais nous sommes pour le moment du « bon côté », c’est-à-dire du côté de Jérusalem, des lieux saints, des grands hôpitaux, et surtout du travail.

 

Le checkpoint

Checkpoint de Qalandya, DR

 

C’est le côté que souhaitent rejoindre ce matin, comme tous les matins de la semaine, des centaines de travailleurs Palestiniens, chrétiens et musulmans, qui vivent dans les Territoires Occupés.

Je passe de l’autre côté. Cette opération, qui permet de rejoindre la Cisjordanie, dénommée aussi Palestine, Territoires Occupés ou Westbank selon les interlocuteurs, ne présente aucune difficulté : il suffit de franchir deux tourniquets métalliques.

J’arrive ainsi à l’intérieur du vaste centre de contrôle pour piétons qu’est Qalandya, côté Palestine : un immense hangar de tôles tordues ou cassées, au sol défoncé, équipé de rares bancs métalliques autrefois rouges. Un mince filet d’eau qui coule sur une antique vasque de pierre permet de se rafraîchir ou de faire ses ablutions avant la prière. Dans un coin, des toilettes délabrées. Les relents d’urine et de tabac froid me prennent à la gorge.

 

Une centaine de Palestiniens, des hommes pour la plupart, attendent déjà. L’air hagard, mal réveillés, les mains enfoncées dans les poches de leur hoody ou de leur blouson, bonnet, casquette ou capuche enfoncé sur la tête, je les vois frissonner dans le vent glacial qui s’engouffre entre les tôles disjointes.

Ils piétinent, en file indienne devant l’un des étroits couloirs – tout juste la largeur d’un homme – constitués de hautes barrières métalliques et surmontés d’un épais grillage, débouchant sur des tourniquets qui permettent l’accès à l’espace du contrôle proprement dit. Me vient à l’esprit l’image des bestiaux qui défilent vers les abattoirs. Au plafond, au milieu d’un entrelacs de barbelés, des oiseaux virevoltent ; à Qalandya ce sont les hommes qui vivent en cage… 

 

Dans une large guérite vitrée certainement bien chauffée, une jeune soldate israélienne manipule sans se presser l’ouverture des tourniquets ; j’aperçois son thermos de café, mais aussi la console de jeux vidéo qui semble davantage l’intéresser que la manœuvre d’ouverture. Pendant qu’elle joue, les hommes attendent, battant la semelle, recroquevillés dans leurs nippes.

 

5h30.

La foule déborde maintenant largement à l’extérieur du hangar. L’aube pointe et une fine pluie s’invite à la cérémonie. Quatre jeunes gens tentent de grappiller quelques mètres de queue pour se mettre à l’abri, mais leurs compagnons d’infortune défendent leurs places, et nos resquilleurs filent sous les invectives, retrouvant la pluie et le froid.

La soldate, une jeune femme à peine sortie de l’adolescence, a les yeux rivés sur son écran et en oublie d’actionner les tourniquets. Je tente d’attirer son attention, mais les vitres sont épaisses. Quand je parviens enfin à capter son regard, elle détourne rapidement les yeux et retourne à son écran ; le jeu, ou le film, sont certainement plus excitant que le poussoir du tourniquet.

La foule se met à gronder et à taper sur les grilles; les hommes se pressent, se bousculent et la clameur enfle ; je les sens exaspérés. Il ne faut pas longtemps avant qu’une dizaine de soldats lourdement armés n’apparaissent, fusils d’assaut approvisionnés. En quelques secondes le calme revient, les queues se reforment en bon ordre, mais les visages sont tristes et résignés ; on allume des cigarettes.

  
Soudain, des éclats de rire. Ce n’est pas fréquent dans ce lieu de misère. Dans l’un des couloirs-cages j’aperçois trois jeunes hommes, l’âge des soldats du camp d’en face, s’esclaffer, probablement de la bonne histoire de l’un d’entre eux. En un instant la vie reprend ses droits, elle continue…

 

Check point Qalandya, source : Wikimedia Commons

Check point de Qalandya (source : Wikimedia commons)

 

5h30, c’est aussi l’heure de la prière pour les musulmans pratiquants. Plusieurs se mettent à l’écart et déploient entre les bancs, sur le sol jonché de gobelets de cartons et de mégots, un improbable sac de plastique ou leur veste pour y poser le front. Ils sont en rang, tournés vers la sortie des tourniquets qui, hasard ou ironie des constructions, est en direction de la Mecque. La queue n’avance guère pendant leur prière, ils reprennent place dans les couloirs-cages.

À nouveau une clameur. Les tourniquets ouvrent pourtant maintenant assez régulièrement. Je regarde les couloirs ; dans le dernier un homme corpulent tente de remonter en sens inverse car il a été refoulé au contrôle. Les autres s’écrasent contre les barrières pour lui permettre le retour. Il progresse à grand peine. Cette longue attente pour rien !

Les rires ont cessé. Mon jeune conteur d’histoire vient de franchir le tourniquet. Je le suis des yeux et le vois disparaître dans la deuxième partie du check- point où il fera à nouveau la queue pour le moment décisif, celui de l’inspection de son maigre baluchon et de ses papiers, à l’issue de quoi il pourra prendre un bus pour Jérusalem, s’il dispose du sésame, un permis de travail, un certificat de scolarité ou une « invitation » à un rendez-vous médical.

 

7h30.

Je rejoins Anna « du bon côté », il m’aura fallu une bonne heure pour passer. À son poste, elle a compté 2300 hommes. Ils s’engouffrent dans les bus blancs et bleus garés sur l’esplanade. Leur journée de travail va pouvoir commencer. Demain est un autre jour, mais ils seront là encore pour tenter le passage. Un nouveau matin à Qalandya…

 

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