Depuis les propos incendiaires du président tunisien dénonçant les migrants subsahariens, les tensions ont brusquement augmenté, avec de véritables chasses à l’homme dans certaines villes, mais aussi des manifestations contre le racisme. L’Église Réformée de Tunisie, avec laquelle le Défap est en lien et qui accueille de nombreux migrants et étudiants subsahariens, s’efforce d’aider ceux qui craignent désormais de sortir dans la rue.

Une réunion des paroissiens de l’Église Réformée de Tunisie © ERT

« Il y a un climat de méfiance dans le pays : on sent de la peur chez les Subsahariens, et de la peur chez les Tunisiens. Dans la rue, les regards ont changé. Mais il y a aussi des gens qui montrent de la compassion ; certains qui m’abordent pour me dire des paroles de soutien… Des commerçants qui nous proposent de la farine, et c’est d’autant plus précieux quand on sait les pénuries que connaît le pays… » Depuis le discours du président tunisien Kaïs Saïed dénonçant un complot qui aurait pour but de remplacer la population tunisienne par des migrants subsahariens, Freddy a vu la situation se tendre brusquement : des violences ont éclaté, de véritables chasses à l’homme ont été lancées contre les migrants. Des manifestations ont aussi été organisées pour dénoncer le racisme. Mais le président tunisien n’est pas revenu sur ses propos. Ils ont même été légitimés ou amplifiés par certains responsables tunisiens, comme le ministre des Affaires étrangères, Nabil Amar. Ou comme l’ambassadeur de Tunisie au Congo : « Il est allé propager des rumeurs horribles, parlant de migrants qui seraient descendus dans les rues de Sfax avec des machettes, qui auraient tué une femme, relate Freddy. C’est absolument sans fondement, personne n’a trouvé trace d’un tel fait-divers. »

Freddy est pasteur de l’Église Réformée de Tunisie, avec laquelle le Défap entretient une longue histoire : fondée par un missionnaire de la SMEP il y a plus de 130 ans, et longtemps fréquentée principalement par des Français, des Suisses, des Belges, des Américains ou des Anglais, elle a vu sa sociologie se transformer profondément au tournant des années 2000 avec le développement de l’immigration subsaharienne. Freddy en est lui-même une illustration, puisqu’il est né en République démocratique du Congo. Migrants ou étudiants subsahariens sont nombreux à fréquenter les cultes dominicaux. En temps ordinaire, du moins. Car depuis les déclarations de Kaïs Saïed, ils n’osent plus sortir dans la rue. « Dimanche dernier, il n’y en avait que quelques-uns au culte », témoigne une volontaire européenne qui travaille pour une association liée à l’Église.

Les propos incendiaires du président tunisien ne sont pourtant pas venus de nulle part. Ce dont ils témoignent, c’est de la fuite en avant d’un régime de plus en plus répressif, mais incapable de régler la crise économique et sociale dans laquelle s’enfonce le pays.

Les origines de la crise

Une inflation à plus de 10% et des pénuries quotidiennes : en Tunisie, on manque de lait, de farine, de viande, d’œufs, d’huile… L’impact de la guerre en Ukraine est bien présent : le prix des matières premières et notamment celui des céréales, utilisées pour nourrir le bétail, a grimpé en flèche depuis le début du conflit. Mais comme le reconnaît lui-même Samir Saïd, le ministre de l’Économie, cette guerre n’a fait qu’empirer une crise préexistante. Si la « révolution du jasmin », en 2011, a provoqué le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali et servi de facteur déclencheur au « printemps arabe », elle s’est aussi traduite par une décennie de croissance perdue dans une économie multipliant les facteurs de blocage et incapable de se réformer : entre 2011 et 2019, la croissance du produit intérieur brut est tombée à 1,7% en moyenne. Avec la guerre en Ukraine et la hausse des coûts de l’énergie, le pays peine désormais à boucler son budget et attend du Fonds monétaire international un prêt de 1,9 milliard de dollars, en échange d’un programme de réformes économiques drastiques.

Un culte de l’Église Réformée de Tunisie © ERT

Au-delà du chômage et des pénuries, les espoirs déçus de la révolution de 2011 ont aussi une traduction politique : en janvier dernier, le second tour des législatives a été marqué par une abstention de près de 90 %. Un désenchantement qui profite aux rhétoriques populistes comme celle de l’actuel chef de l’État tunisien. Élu en 2019 à la faveur d’un vote qui avait marqué un rejet massif des élites sorties de la révolution tunisienne, Kaïs Saïed devait sa popularité à sa dénonciation de la corruption et à son image d’ascète et d’homme modeste. Depuis, l’homme a amorcé un net virage autoritaire, s’est attaqué à l’équilibre institutionnel issu de la Constitution de 2014 en s’octroyant les pleins pouvoirs constitutionnels, puis en bloquant les activités du Parlement avant de le dissoudre. En juillet 2022, il a fait adopter par référendum une nouvelle Constitution caractérisée par un pouvoir exécutif fort et faisant référence à l’islam comme source du droit. Parallèlement, les voix dissidentes étaient muselées. Les mesures de répression visant une opposition pourtant atone sont devenues de plus en plus fréquentes, les motifs les moins crédibles devenant prétextes à arrestations. Le week-end du 11 au 13 février a ainsi été marqué par une vague d’interpellations de personnalités proches de l’opposition, suscitant dès le lundi 14 les commentaires inquiets du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, « face à l’aggravation de la répression contre ceux qui sont perçus comme des opposants politiques ».

« L’épicier de notre quartier m’a donné six bouteilles de lait »

En désignant désormais les migrants subsahariens à la vindicte populaire, Kaïs Saïed joue la stratégie du pire. L’ancien président tunisien Moncef Marzouki a fustigé des propos « lamentables et irresponsables » dont l’impact « a été catastrophique ». L’Union africaine a dénoncé des « déclarations choquantes ». Mais les effets au quotidien risquent de durer. « Maintenant, il suffit d’avoir la peau noire pour risquer de se faire agresser dans la rue, témoigne Freddy. Même si on a des papiers en règle. Et même si on a la nationalité tunisienne ». Certains étudiants craignent aujourd’hui de rejoindre leur école pour suivre les cours, et risquent de ne pas pouvoir finir leur cursus. Quelques-uns ont vu leur appartement visité et cambriolé. Freddy évoque aussi la situation de familles chassées du jour au lendemain par leur propriétaire, et qui se sont retrouvées à la rue en pleine nuit avec leurs enfants.

Face à ces tensions, l’Église tente de s’organiser. « On a apporté à manger à des étudiants qui n’osaient plus sortir », témoigne Freddy, qui ajoute, lucide : « Pour moi, ces propos du président, c’est destiné à distraire le peuple ». Mais beaucoup de Tunisiens qu’il rencontre n’en sont pas dupes : « L’épicier de notre quartier m’a donné six bouteilles de lait en pleine pénurie. On sent que des Tunisiens voudraient dire pardon aux Subsahariens pour les propos de leur président. »

Franck Lefebvre-Billiez

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