Les réflexions sur le thème « L’Église universelle est ma paroisse » lancées au cours de l’Assemblée Générale 2022 du Défap ont été marquées par de nombreuses interrogations des participants sur l’identité des Églises dans la perspective de la possible émergence d’une Église post-dénominationelle. Un retour historique paraît nécessaire : en 1971, lors de leur création dans le contexte de la décolonisation, Défap et Cevaa ont été chargés de construire une théologie de la rencontre et du partenariat pour remplacer les échanges inégalitaires entre Églises mères et Églises filles. Mais la question récurrente, et qui demeure, est la suivante : comment apporter l’Évangile quelque part, en dépassant le filtre de notre propre culture ou de celle des personnes auxquelles on s’adresse ? Y a-t-il un « noyau pur » qu’on puisse transmettre ? Et comment ? C’est tout l’enjeu de la théologie contextuelle, que rappelle ici Pascale Renaud-Grosbras dans ce travail de présentation préparé pour l’AG du Défap.


Simon Assogba présentant le Bénin et l’Église méthodiste béninoise de Paris à de jeunes visiteurs du Défap © Défap

« L’Église universelle » est le thème de cette année dans l’UEPAL. C’est un thème qui nous permet de réfléchir aux questions actuelles autour de la mission, de partout vers partout, avec l’idée que la question interculturelle est au centre de nos vies d’Églises.

Le titre de l’animation qui m’a été demandée est une référence à une citation de John Wesley, « the world is my parish« , le monde est ma paroisse. Wesley, qui a fondé le méthodisme, était un grand prédicateur itinérant : il n’entendait pas être limité par la géographie (comme l’est une paroisse), mais il voulait prêcher aussi largement que possible, dans tous les milieux possibles et surtout ceux à qui ne parvenait pas déjà l’Évangile, ceux qui ne fréquentaient pas les paroisses. C’est un grand travailleur, capable d’une grande abnégation, et son travail a beaucoup marqué des générations de prédicateurs. La citation vient de son journal intime et prise dans son entier, elle dit ceci : « Je considère le monde entier comme ma paroisse ; je veux dire par là que, où que je me tienne, il est de mon devoir d’annoncer à tous ceux qui veulent bien entendre la bonne nouvelle du salut. C’est le travail auquel Dieu m’a appelé et je suis sûr que sa bénédiction m’accompagne ».

« Le monde est ma paroisse », pour Wesley, signifie donc qu’il n’y a aucune limite géographique au travail d’évangélisation : le salut doit être annoncé partout, et surtout là où la voix de l’Église ne porte pas.

Peut-on remplacer « Le monde est ma paroisse » par « L’Église universelle est ma paroisse » ? Pour rester fidèle à la citation de Wesley, ça voudrait dire que l’Église universelle est l’endroit où il convient de prêcher pour atteindre ceux qui n’ont pas encore entendu l’Évangile. Or ça va à l’encontre de ce qu’on entend couramment par « Église universelle ». Il faut donc faire un détour par le concept même d’Église universelle pour tenter d’y voir plus clair.

Beaucoup a été écrit sur la question en théologie catholique, mais très peu en théologie protestante. Il s’agit d’abord de comprendre pourquoi. D’abord, « Église universelle » n’est pas tel quel dans le texte biblique !

Jean-François Zorn nous le rappelait lors des ateliers de la mission, l’impératif missionnaire (Mt 28,18s) a été largement interprété jusqu’au 15e siècle environ comme un fait accompli : les apôtres du temps de Jésus étaient réputés avoir déjà porté l’Évangile partout dans le monde. L’idée d’Église universelle allait donc de soi, pas comme quelque chose à accomplir, mais comme un fait accompli. L’idée avait même été formalisée dans le Symbole des Apôtres, dont la première version date du milieu du deuxième siècle environ ; il semblerait cependant que la fin, qui mentionne l’universalité de l’Église (καθολικός/katholikós signifiant « universel » ou « général »), soit plus tardive et date de l’époque de l’empereur Constantin, moment où il assoit son empire (à vocation universelle) en s’appuyant sur l’universalité de l’Église et en cherchant à lutter contre les hérésies.

Les Réformateurs, on s’en souvient, ont largement contesté à l’Église catholique son statut universel, en s’opposant à sa prétention à disposer du salut (et parfois à chercher à le monnayer, comme en témoigne la querelle des indulgences). L’Église, rappellent-ils, ne se confond pas avec l’institution humaine : elle déborde largement les frontières connues de cette institution, et seul Dieu en connaît les contours exacts. Ils opposent donc l’Église invisible, dont seul Dieu connaît les contours, à l’Église visible, qui est l’institution.

Aujourd’hui, l’Église catholique considère toujours, dans ses textes, qu’elle est universelle au sens de l’institution ; pour les protestants la question se pose en termes d’universalité de l’Église invisible.

Après la décolonisation et la disparition de la SMEP, le mouvement missionnaire français s’est vu confier la tâche de décliner cette idée d’Église universelle à nouveaux frais : le Défap et la Cevaa sont chargés de construire une théologie de la rencontre et du partenariat qui vienne remplacer les échanges inégalitaires entre Églises mères et Églises filles.

Les AAC, visage de l’Église universelle


Jacques Maury en 1969 © Défap

Les Actions apostoliques communes (voir l’exposition des 50 ans du Défap) sont une façon de mettre en œuvre cette nouvelle théologie. L’intuition de l’Action apostolique commune (AAC) revient au pasteur camerounais Jean Kotto, alors secrétaire général de l’Église évangélique du Cameroun devenue autonome en 1957 vis-à-vis de la Mission de Paris. Au cours de l’assemblée générale de 1964, il dit ceci : « Noirs et Blancs, Malgaches et Polynésiens iront ensemble main dans la main, comme envoyés de l’action missionnaire des Églises francophones, porter le message de salut à ceux qui ne le connaissent pas encore et à ceux qui risquent d’être ballottés et emportés par le vent des opinions non-chrétiennes ». Il affirme que c’est le Seigneur lui-même, par la puissance de son Saint-Esprit, qui rassemblera ces Églises en « une communauté nouvelle intercontinentale, supranationale et supraraciale » pour une action missionnaire commune. Il se tourne alors vers le président de la Mission de Paris, le vénérable pasteur Marc Bœgner alors âgé de 83 ans, et lui lance cette citation du prophète Ésaïe : « Monsieur le Président, élargis l’espace de ta tente, déploie les couvertures de ta demeure, car tu te répandras à droite et à gauche, et ta postérité envahira les nations. Ne crains pas, car tu ne seras pas confondu » (Ésaïe 54, 1-4).

En 1969, Jacques Maury est président du Conseil National de l’ERF, il est aussi membre de la FPF et de la Mission de Paris. Il avait été pasteur dans le Poitou protestant, à Lezay, entre 1946 et 58 et y avait vécu la réalité de l’exode rural, du vieillissement de la population. Le Poitou était devenu « terre d’indifférence » sur le plan religieux, malgré une équipe pastorale dynamique et malgré la volonté d’un réveil missionnaire. En 1969 donc, après avoir visité l’AAC du Dahomey, il rédige un texte avec Charles Westphal, le président de la FPF : « Nous voilà concernés plus directement encore (par ce projet), voici que va s’implanter dans quelques mois, dans le vieux Poitou protestant, la seconde équipe de l’AAC. C’est une étape qui mérite d’être fortement soulignée. Car ce n’est pas seulement le Poitou qui va être impliqué, mais ce sont les Églises de France et même d’Occident tout entières qui entrent dans une nouvelle période, celle où la mission, cessant d’être à sens unique, devient l’affaire commune de toutes les Églises, au-delà de ce qui, jusqu’ici, distinguait si fort jeunes et vieilles Églises. Il s’agit d’une nouvelle promesse de Dieu dans notre siècle difficile et incertain. »

Cette AAC est « lancée à Pâques, le 30 mars 1970, à l’occasion de la fête annuelle des missions du Poitou en présence de trois des premiers équipiers, Emmanuel Njike, pasteur camerounais, Émilie Rabodovoahangy, assistante sociale malgache et Jacqueline Verdeilhan enseignante française ». L’année suivante deux équipiers venus de Nouvelle-Calédonie et d’Allemagne rejoignent cette équipe. Le pasteur Paul Bouneau, en poste dans la paroisse de Melle, écrit à cette occasion : « Que viennent faire les équipiers de l’AAC ? C’est une question déjà souvent posée à laquelle on ne peut apporter qu’une réponse globale : “ils viennent vivre l’Évangile avec nous”. En effet l’expérience du Dahomey, rapportée par le pasteur Jacques Maury, se déroule dans une situation humaine très différente de la nôtre et ne peut donc guère servir de modèle. Il faut donc tout inventer. Découverte du milieu, recherche du message et des formes qu’il pourra prendre, vont occuper les prochaines semaines ».


Soirée de détente en pays fon (Bénin) : le pasteur Jacques Maury jouant à l’awalé avec des équipiers de l’AAC – 1969 – Photo : Marc-André Ledoux © SMEP

L’idée, c’est que la mission doit être portée par les chrétiens du monde entier dans le monde entier, et pas seulement du Nord vers le Sud. Il y a un volet d’évangélisation et un volet de diaconie. Cette action missionnaire est nourrie par le travail théologique d’un pasteur togolais, Seth-Ametefe Nomenyo, auteur d’un ouvrage Tout l’Évangile à tout l’homme, qui popularise l’idée d’une évangélisation intégrale. Elle organise la formation des membres de l’Église, notamment les jeunes, en les sensibilisant à l’évolution des contextes où l’AAC s’implante et à la connaissance en profondeur de la culture locale. Elle travaille avec l’Église locale mais, dans un premier temps, jouit d’une liberté de manœuvre et d’innovation avant de lui être remise et de s’implanter ailleurs.

L’AAC du Poitou s’achève en 1974. Le bilan, au bout de 4 ans seulement, est mitigé. Le pasteur Emmanuel Njike, l’équipier camerounais de l’équipe, écrit : « Dans notre action, ce n’est pas le résultat ecclésial qui compte, mais le contact d’homme à homme. Donc nous ne cherchons pas à faire du prosélytisme, et je crois que c’est ce qui nous a jusqu’ici dédouanés. Nous essayons de faire comprendre, au cours de nos discussions, que Jésus-Christ est l’espérance de tout homme et que c’est lui seul qui donne un sens à notre existence […] Au début, nous avions l’impression que les gens n’avaient besoin de rien. Découragés nous nous demandions pourquoi, après tout, nous désirions qu’ils aient besoin de quelque chose. Mais petit à petit, nous avons compris que les gens étaient sensibles aux visites que nous leur rendions, et que la solitude et l’angoisse minaient la plupart d’entre eux : ils ont besoin de parler et d’être écoutés tout simplement. » De son côté, Jacques Maury explique que l’AAC du Poitou a fait apparaître à la fois « l’attente diffuse de bien des hommes et des femmes à l’égard d’un Évangile qui leur “parle” et d’une Église renouvelée » et « la résistance au changement » d’une Église qui s’est sentie menacée dans ses habitudes et a pu développer des réflexes de défense. » Avec le recul du temps, on peut penser qu’il était difficile de concevoir que la France puisse être terre de mission : la mission c’est pour les autres…

Théologie contextuelle

Les grandes avancées des sciences humaines au 20e siècle ont permis de comprendre que nous sommes tous pris dans un regard ethnocentré : il est très difficile aux humains de comprendre que les autres soient vraiment différents d’eux. La théologie dialectique, en affirmant que Dieu est le Tout-Autre, le Radicalement Autre, a aussi fait entrer dans la théologie l’idée d’une non-maîtrise de qui est Dieu, et de qui sont les autres pour nous. Ce sont des avancées, mais ça reste compliqué à penser et à mettre en œuvre pratiquement dans nos Églises.

La question reste : comment apporter l’Évangile quelque part, sans la culture qui nous colle aux baskets ? Y a-t-il un « noyau pur » qu’on puisse transmettre ? Ou ne peut-on que transmettre « notre » version, notre compréhension, c’est-à-dire une conception occidentale, avec ses dogmes et ses pratiques ?

L’Évangile, quand il s’installe quelque part, s’incarne, et fait surgir des pratiques nouvelles, des idées nouvelles, de nouvelles relations sociales, des théologies renouvelées (le théologien Ka Mana est ici à relire, par exemple). La théologie contextuelle affirme que toute théologie dépend du contexte où elle naît et la façon dont la théologie s’écrit partout dans le monde aujourd’hui nous amène à reconsidérer la nôtre, en Occident, pour prendre au sérieux la culture de l’autre lorsque l’Évangile s’y installe.

Et pourtant : si l’Évangile ne se dit que dans chaque contexte particulier, que reste-t-il d’une vérité universelle et immuable, qui serait la vérité de l’Évangile ? Je vous propose l’idée suivante pour tenter d’aborder ce paradoxe :

L’Évangile est partout contextuel, c’est en cela que l’Église est universelle.

Pascale Renaud-Grosbras, responsable du service AFi (Défap)

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