Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, de nombreuses voix de religieux s’élèvent pour appeler à l’arrêt de la guerre. Mais si les religions peuvent aider au dialogue et au rapprochement entre les peuples, elles peuvent aussi être instrumentalisées par le pouvoir politique. Et se retrouver elles-mêmes divisées.

Carte de l’Ukraine © Sven Teschke, Wikimedia Commons

Si l’expression de « guerre de religions » est souvent un prétexte pour entretenir la méfiance vis-à-vis du fait religieux dans son ensemble, nous croyons au contraire, au Défap, à l’importance des religions pour entretenir le dialogue entre les peuples et les cultures. Mais force est de constater que les religions (ou du moins les institutions qui les représentent) peuvent aussi être instrumentalisées par les tensions politiques. C’est aujourd’hui le cas à propos de la guerre en Ukraine. Depuis l’invasion du territoire ukrainien par les troupes russes, et avec les révélations de plus en plus nombreuses d’attaques russes contre des cibles civiles, les différentes religions appellent le plus souvent à la paix. Mais dans des termes souvent différents, et qui dévoilent de fortes tensions entre elles.

Ces tensions sont d’abord perceptibles en Ukraine. Les deux-tiers des Ukrainiens se disent orthodoxes, et un peu moins de 9% sont catholiques. Les autres courants du christianisme sont très minoritaires : 1,9% pour les protestants toutes dénominations confondues. Quant aux autres religions, elles sont très peu représentées : 1,1% pour les musulmans, une minorité présente depuis le XIVe siècle, 0,2% pour les juifs.

Chez les orthodoxes ukrainiens, des appels à la rupture avec le Patriarcat de Moscou

Les orthodoxes d’Ukraine sont partagés entre l’Église dépendant du Patriarcat de Moscou, celle du Patriarcat de Kiev, créé en 1992 et dissident du Patriarcat de Moscou, et une petite Église autocéphale – terme utilisé pour décrire chez les orthodoxes des « Églises-sœurs » indépendantes hiérarchiquement, mais unies par la même foi. Dans cet ensemble, c’est le Patriarcat de Moscou qui dispose du clergé le plus nombreux et du plus grand nombre de paroisses ; il représente près de 18% des Ukrainiens. Mais il existe aussi officiellement depuis fin 2018 une Église orthodoxe d’Ukraine, censée regrouper l’Église orthodoxe ukrainienne autocéphale et le Patriarcat de Kiev. Un ensemble qui a l’ambition de regrouper tous les orthodoxes d’Ukraine sous la juridiction d’une Église nationale autocéphale, mais qui doit encore faire la preuve de sa légitimité, puisque le Patriarcat de Kiev a depuis contesté cette fusion pour des raisons de personnes. Si cette Église autocéphale d’Ukraine finit par s’imposer, elle regroupera 25% des Ukrainiens. Ne pouvant espérer obtenir la reconnaissance de cette Église nationale de la part du Patriarcat de Moscou, notoirement proche du pouvoir russe, les orthodoxes ukrainiens ont donc sollicité le Patriarche de Constantinople. Ce qu’a accepté le Patriarche Bartholomée en accordant le tomos (décret) d’autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine… avec pour conséquence une sévère crise entre Moscou et Constantinople. Dès lors, les diverses Églises autocéphales ont été sommées de prendre parti pour l’un des deux grands patriarcats en reconnaissant ou non l’Église ukrainienne.

Derrière la question de l’Ukraine, c’est donc le problème de l’autorité sur l’ensemble du monde orthodoxe qui se profile. Et d’une manière encore plus pressante depuis l’invasion russe. Déjà en 2014, année de l’annexion de la Crimée par la Russie, la branche loyale au Patriarcat de Moscou a perdu une partie de ses fidèles. Et depuis le début de l’invasion russe, plusieurs de ses prêtres ont publié une adresse vidéo exigeant de rompre tout lien avec l’Église russe. D’autant plus que le 6 mars, loin de condamner l’invasion, le patriarche Kirill, chef de l’Église orthodoxe russe, a justifié la guerre en Ukraine dans un sermon enflammé contre l’Occident prononcé lors de la Divine Liturgie dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou.

« Où sont vos Bonhoeffers, où sont vos Barths ? »

Les catholiques ukrainiens sont eux aussi traversés de tensions. L’Église gréco-catholique ukrainienne représente 8% de la population, mais il existe aussi des membres de l’Église catholique ruthène. Surtout, les catholiques ont le sentiment de pâtir du dialogue œcuménique entretenu avec le monde orthodoxe par Benoît XVI et par le Pape François – alors qu’avant eux, Jean-Paul II avait ouvertement défendu les catholiques orientaux en Europe. Une position qui risque d’être difficile à tenir pour le Vatican, alors que depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, les silences du pape François sur la Russie sont de plus en plus remarqués. S’il a appelé à l’arrêt de la « guerre », déplorant un « pays martyrisé », il n’a, à aucun moment, formellement condamné l’attaque russe. Sa dénonciation la plus claire n’est venue que dimanche dernier, lorsqu’il a fustigé « l’attaque armée inacceptable » qui a lieu en Ukraine.

Si des divisions historiques comparables à celles que connaissent les orthodoxes ou les catholiques n’existent pas entre protestants évangéliques russes et ukrainiens, ces derniers soulignent toutefois que s’ils ont entendu de nombreuses prières pour la paix de la part de leurs collègues russes, il n’y pas eu de condamnation de l’invasion. « Où sont vos Bonhoeffers, où sont vos Barths ? » interpelle Valerii Antoniuk, qui est à la tête de l’Union panukrainienne des Églises des chrétiens évangéliques-baptistes. « De nombreux croyants en Russie prient au sujet de la “situation” en Ukraine. La situation s’appelle GUERRE », dénonce pour sa part sur Facebook le pasteur de l’Église Parole de vie à Boyarka, non loin de Kiev. Pourtant, des voix s’élèvent aussi en Russie chez les évangéliques, minoritaires, bravant les menaces de représailles des autorités russes. « Le temps est venu où chacun d’entre nous doit appeler les choses par leur vrai nom, tant que nous avons encore une chance d’échapper à la punition d’en haut, et d’empêcher l’effondrement de notre pays », souligne ainsi une lettre ouverte signée par un groupe de pasteurs russes et d’autres responsables protestants. « Nous demandons aux autorités de notre pays de mettre fin à cette effusion de sang insensée ! »

La réponse du patriarche Kirill de Moscou au COE

Au final, ces tensions au sein des religions débordent très largement le cadre des relations entre Russie et Ukraine. Au point de menacer les relations œcuméniques au niveau international. Le Conseil œcuménique des Églises a ainsi envoyé une lettre au patriarche Kirill de Moscou, membre de la communauté d’Églises, pour qu’il intervienne auprès du Kremlin pour tenter d’arrêter la guerre lancée contre l’Ukraine. Cette fois encore, la réponse au courrier du COE a été claire : le chef religieux de l’Église orthodoxe russe a demandé au COE de « rester une plate-forme de dialogue impartial, libre de toute préférence politique et de toute approche unilatérale ». Il a accusé les pays occidentaux d’avoir « tenté de faire des peuples frères – Russes et Ukrainiens – des ennemis », tout en se disant « fermement convaincu que les initiateurs [de la guerre] ne sont pas les peuples de Russie et d’Ukraine, qui sont sortis des mêmes fonts baptismaux de Kiev, sont unis par une foi commune, des saints et des prières communs, et partagent un destin historique commun », mais qu’il faut chercher « les origines de la confrontation dans les relations entre l’Occident et la Russie ».

En France, la FPF et l’Église catholique ont pris l’initiative d’un dialogue avec les représentants de l’orthodoxie russe. Le pasteur François Clavairoly, Président de la Fédération protestante de France et Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, Président de la Conférence des Évêques de France, devaient ainsi rencontrer le jeudi 10 mars, à la Cathédrale de la Sainte Trinité, siège épiscopal du diocèse de Chérsonèse et centre de l’Exarchat d’Europe occidentale du patriarcat de Moscou, le Père Maxime Politov, curé de la Cathédrale. « Cette initiative, a indiqué la Fédération protestante de France dans un communiqué, veut contribuer au dialogue mais aussi et surtout à l’interpellation du Patriarche de Moscou et de toute les Russies sur l’importance du sens de sa responsabilité dans ce conflit. »

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