Méditation du jeudi 13 janvier. Comment nous sentirions-nous à la place d’Élie, qui après avoir agi avec zèle, puis avoir dû fuir ses ennemis dans le désert, se sent si désespéré qu’il veut mourir… et à qui Dieu répond : « Lève-toi et mange, car tu devras faire un long voyage ! » Et si ça ne s’arrêtait jamais ? S’il fallait toujours se relever et repartir ?
Philippe de Champaigne : « Le sommeil d’Élie » © Wikimedia Commons
« Le roi Achab raconta à Jézabel, sa femme, tout ce qu’Élie avait fait, en particulier qu’il avait mis à mort par l’épée tous les prophètes de Baal. Jézabel envoya un messager pour dire à Élie : « Si demain, à pareille heure, je ne t’ai pas traité comme tu as traité ces prophètes, que les dieux m’infligent la plus terrible des punitions ! » Élie prit peur et il s’enfuit pour sauver sa vie. Il se rendit à Berchéba, dans le pays de Juda ; là, il laissa son serviteur, puis il marcha pendant une journée dans le désert et il s’assit sous un genêt. Il souhaitait mourir et il dit : « Maintenant, Seigneur, j’en ai assez ! Reprends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes prédécesseurs ! » Il se coucha et s’endormit sous le genêt ; mais un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi et mange ! » Il vit en effet, posée près de sa tête, une de ces galettes que l’on cuit sur des pierres chauffées, et un pot d’eau. Après avoir mangé et bu, il se recoucha ; mais l’ange du Seigneur revint le toucher et lui dit : « Lève-toi et mange, car tu devras faire un long voyage ! » Élie se leva pour manger et boire, puis avec les forces trouvées dans ce repas, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu. »
(1 Rois 19,1-8, NFC)
« Lève-toi et mange ! Relève-toi, au boulot ! Tu es fatigué, la belle affaire ! Allez, debout, au boulot ! » Je serais à la place d’Élie, je n’apprécierais pas du tout qu’on me parle sur ce ton, ange ou pas, surtout si l’épuisement vient de mon zèle pour le Seigneur. Et pourtant… « Au boulot ! »… est-ce qu’il n’y a pas, dans notre vie de foi, de ces moments où une voix rugit à nos oreilles ces mots-là, comme ils résonnent à l’oreille d’Élie ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans un repli secret de notre cœur, un Dieu qui exige que nous nous relevions, que nous époussetions notre revers pour nous rendre à peu près présentables, afficher un large sourire et remettre ça ? Faire comme si tout allait bien… alors qu’au fond, tout au fond de nous, bourgeonne le sentiment confus que ça va mal…
Pour Élie résonne donc cette terrible question : et si ça ne s’arrêtait jamais ? Question lancinante qui se pose à chacun, chacune de nous. Et si ça ne s’arrêtait pas ? Si cet épuisement était la fin de la route ? Si notre inquiétude pour l’avenir ne s’arrêtait pas ? Ou ce petit secret bien caché dont nous avons peur qu’il surgisse au grand jour, érodant un peu plus chaque jour notre joie de vivre ? Ou ce mal qui ronge notre corps ? Ou ce besoin compulsif de remplir notre vie avec quelque chose, n’importe quoi ? Ou ce perfectionnisme qui nous pousse à rechercher sans fin l’ultime exactitude, la véritable droiture, la clôture parfaite de ce que nous faisons ?
Et si ça ne s’arrêtait jamais ? Vous croyez être seul·e avec ce secret-là ? Et bien non. C’est le secret de notre humanité. C’est ce qui se cache au cœur de nos vies, qui que nous soyons, des plus saints et des plus soucieux de la loi de Dieu jusqu’au plus misérable d’entre nous. Cette peur-là fait partie de notre vie, et plus nous nous débattons avec elle, plus elle se resserre autour de nous : et si ça ne s’arrêtait pas ?
C’est un constat bien sombre, et on ne voit pas très bien en quoi ça constitue une bonne nouvelle.
❝ Le soupçon d’un abominable marché
Cette crainte chevillée à notre humanité – « et si ça ne s’arrêtait jamais ? » – en recouvre une autre, bien plus profonde encore. La crainte de ne pas être aimable. La crainte de ne pas être digne d’être aimé·e. Notre véritable question, ce qui est véritablement au fondement de notre humanité, c’est cette question-là : tant que ça dure, tant que je suis dans cette misère, qui pourrait donc m’aimer, m’aimer vraiment ? C’est une peur si profonde en nous que nous en venons à voir notre misère native comme cet empêchement absolu à être aimé.
Pour Élie, accablé par l’épuisement, par le découragement de devoir remettre en permanence en jeu toute sa vie au service d’un Dieu exigeant, comme pour nous, se pose en filigrane, en soubassement, la question : et si Dieu cessait de nous aimer ? Peut-il aimer, aimer vraiment, un·e misérable comme moi ? Et chacun d’y répondre à sa façon. Chez Élie, par le désespoir au point de vouloir mourir. En effet, à quoi bon vivre si nous ne sommes pas digne d’amour ? Si nous avons le sentiment que rien ni personne ne pourra jamais nous aimer, nous soulager de ce poids, à quoi bon vivre ?
Ce qui menace, ce qui nous menace tous, c’est que peu à peu, la certitude remplace le doute et nous amène finalement à croire « Non, je ne suis pas aimé·e » ; « Non, je ne serai jamais plus aimable »… Vous croyez que j’exagère ? Mais regardez le monde qui nous entoure ! Entre ceux qui courent à la performance, ceux qui vivent le nez sur leur smartphone pour être sûr de ne pas manquer la moindre info, le moindre appel, le moindre signe qui leur serait adressé, de n’importe où, pourvu qu’ils soient au courant, branchés, impeccablement disponibles, pour une miette de présence virtuelle et d’amour ! C’est eux, c’est vous, c’est moi…
C’est comme si le monde entier était aux prises avec le soupçon d’un abominable marché entre le Dieu de notre imaginaire et chaque seconde de nos vies : comme si Dieu, ce Dieu imaginaire, nous disait à chaque instant : « Ta perfection contre mon amour ! »
❝ La grâce renverse cette misère où tu te complais
C’est tueur. C’est tueur pour nous-mêmes, et tueur pour les autres. Parce que ça nous conduit finalement à haïr les autres. Quand on a bien trop peur d’être imparfait soi-même, l’autre n’est plus qu’un miroir grossissant qui vient nous rappeler cette terreur permanente. Surtout les plus faibles, ceux qui laissent paraître leur misère, leur imperfection, leur humanité, leur différence… ça fait le lit de tous les intégrismes. Et nous n’y échappons pas plus que les autres. Nous sommes appelés à une constante vigilance pour ne pas être emportés par cette peur. Peur, je le répète, qui niche dans ce marché sordide, comme si Dieu nous disait : ma grâce contre ta servitude. Comme si notre foi, comme si toute foi était toujours, forcément, atrocement, le lieu d’un épouvantable marchandage… Et certains sont plus doués que d’autres à ce marché. Certains savent se payer de mots, se sacrifier bien mieux que les autres, et en retirent plus de bénéfices… et que ça soit entre eux et un Dieu qui n’est qu’imaginaire n’enlève rien au fait que c’est tueur.
Un autre à avoir vécu cet épouvantable marchandage, si on en croit ce qu’il a écrit et qui nous est parvenu, c’est l’apôtre Paul. Il se débattait avec son orgueil, désespéré de vivre selon la volonté de Dieu mais incapable de voir en cela autre chose qu’un marchandage meurtrier. Voici ce qu’il écrit :
« Pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, une dure souffrance m’a été infligée dans mon corps, comme un messager de Satan destiné à me frapper et à m’empêcher d’être enflé d’orgueil. Trois fois j’ai supplié le Seigneur de me délivrer de cette souffrance. Il m’a répondu : » Ma grâce te suffit ! Ma puissance s’accomplit au sein de la faiblesse. » »
(2 Co 12,7-9a, NFC)
En écrivant cela, Paul nous parle d’abord de ce marchandage imaginaire qui se joue entre lui et ce Dieu de son imagination : voilà une épine, une épreuve de plus, l’étape ultime peut-être pour que Dieu enfin l’agréée, la souffrance qui suffira à régler la facture, s’il avait la chance de tenir le coup suffisamment longtemps. Il faut à Paul un retournement radical pour que la situation s’éclaire sous un tout autre angle et pour que le Dieu tueur de son imagination se révèle être le véritable Dieu qui s’adresse à lui par une parole de grâce. Ce renversement, cette conversion, tient à l’écoute de ce qui vient donner une autre réalité à l’épreuve.
Alors, la bonne nouvelle, elle est où ? Elle est là. Elle est là depuis toujours. C’est la grâce. « Ma grâce te suffit », nous dit Dieu. La grâce renverse cette misère où tu te complais, où tu vis sans pouvoir en sortir. La grâce renverse tout cela. Tu as peur de ne pas être aimé ? Dieu ne donnera pas de preuve qu’il t’aime – jamais ! – mais il te donne sa grâce, ce qui donne une autre couleur à ton existence, ce qui te permet de voir autrement ton existence. La foi, c’est tout simplement s’abandonner à cette grâce : se voir, ne serait-ce que l’espace d’un instant, comme Dieu nous voit. Aimé. Inconditionnellement aimé. D’un amour qui dépasse toute mort. C’est avoir confiance dans cet amour-là, et dans rien d’autre.
❝ L’amour de Dieu est gratuit. Ne cherche pas à effacer tes défauts, tes tares, tes malheurs
La grâce, c’est l’Esprit de Dieu qui vient souffler en nous un vent de liberté, qui vient nous désangoisser, nous répétant inlassablement que nous sommes fils et filles de Dieu, sans avoir à le mériter. Ce n’est alors plus l’angoisse qui dicte la règle. Si la peur reste l’hôte indésirable de nos vies, elle n’est pourtant plus au gouvernail. C’est désormais l’Esprit de Dieu, esprit d’adoption, esprit d’amour, qui travaille en nous à instaurer toujours davantage la confiance.
L’amour de Dieu est gratuit. Ne cherche pas à effacer tes défauts, tes tares, tes malheurs, sous prétexte que tant qu’ils sont là Dieu ne voudra pas de toi. Ouvre-toi simplement à la grâce qui te donne cet autre regard sur toi-même, regard de Dieu, regard d’amour, tendresse d’adoption, qui t’assure que tu es aimé, infiniment aimé. Oui, sa grâce nous suffit !
Ta véritable réalité, ta véritable identité, est ailleurs que dans ce qui t’accable. La grâce de Dieu, c’est ce qui te permet de vivre de cette véritable identité, dans cette véritable réalité. Ça vaut pour chacun de nous, et ça vaut aussi pour l’Église. Imparfaite et tellement aimée. Toujours insatisfaite d’elle-même – trop ouverte pour les uns, trop fermée pour les autres, toujours prête à se soupçonner d’infidélité, pleine d’étiquettes et d’écartèlements, de refus et de raideurs, si fatiguée et si découragée, si pleine d’envie de devenir puissante, glorieuse et efficace… « Pauvrette Église », disait Calvin ! Oui, l’Église est imparfaite, faillible et toute petite… et pourtant infiniment aimée, et pourtant corps du Christ ! Pas malgré tout cela, mais avec tout cela, et pour ouvrir à bien autre chose. Une autre réalité… ce Royaume, déjà présent, même si nous ne le voyons pas face à face. Non, ce n’est pas nous qui le faisons apparaître. Mais il vient… il vient, aussi certainement que Dieu nous aime.
Aussi certainement que la parole qui vient nous remettre debout n’est pas un ordre – c’est un cadeau. Debout ! Appuyés sur la grâce de Dieu, c’est possible !
Nous prions cette semaine pour les boursiers du Défap, ceux qui quittent leur pays pour venir étudier la théologie en France, échanger avec les professeurs et les étudiants de nos facultés, et permettre ensuite à d’autres de bénéficier de ces échanges. Qu’il leur soit donné un accueil chaleureux et la certitude que la grâce de Dieu les accompagne.
Que chacun·e de nous, aujourd’hui, demain, toujours, chemine à l’ombre de sa main.