Méditation du jeudi 23 septembre 2021. Nous prions cette semaine avec notre envoyée au Liban, Soledad André (voir ses témoignages ici et ici).

Rembrandt, La parabole de l’homme riche © Wikimedia Commons

Jésus vient de finir un enseignement. Ses derniers mots résonnent comme une consolation et un encouragement immense : même si vous êtes traînés devant les autorités pour votre foi, « l’Esprit saint vous enseignera au moment même ce qu’il faudra dire » (Lc 12,12). C’est dire que la parole est donnée à ceux qui croient et qu’ils peuvent faire confiance à cette parole donnée pour vivre joyeusement.

Les quelques versets qui viennent vont venir bousculer ce sentiment de tranquille assurance. La parole est donnée ; encore faut-il la prendre.

Quelqu’un dans la foule lui dit : Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. Jésus lui répondit : Qui a fait de moi votre juge ou votre arbitre ? Puis il leur dit : Veillez à vous garder de toute avidité ; car même dans l’abondance, la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens.

Il leur dit une parabole : La terre d’un homme riche avait beaucoup rapporté. Il raisonnait en lui-même en disant : Que vais-je faire ? car je n’ai pas assez de place pour recueillir mes récoltes. Voici, dit-il, ce que je vais faire : je vais démolir mes granges, j’en construirai de plus grandes, j’y recueillerai tout mon blé et mes biens, et alors je pourrai me dire : « Tu as beaucoup de biens en réserve, pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois et fais la fête. » Mais Dieu lui dit : Homme déraisonnable, cette nuit même ta vie te sera redemandée ! Et ce que tu as préparé, à qui cela ira-t-il ? Ainsi en est-il de celui qui amasse des trésors pour lui-même et qui n’est pas riche pour Dieu. (Luc 12,13-21)

 

Deux petites scènes dans ce texte : dans la première, un homme explique qu’il ne parle plus à son frère à cause d’une histoire d’héritage, dans la deuxième, une parabole, un homme se parle à lui-même parce qu’il est trop riche.

Dans la première scène, c’est comme si Jésus disait : « Vous n’arrivez pas à vous parler, et vous voulez que je m’en mêle et que je parle à votre place ? » Dans la deuxième scène, c’est Dieu lui-même qui est mis en scène, disant à cet homme que c’est fini, sa vie touche à sa fin, et qu’il est passé à côté de tous les dialogues parce qu’il discutait tout seul avec lui-même.

Dans la première scène, entre ces deux personnes qui ne se parlent pas, qu’y a-t-il ? Des biens. De la richesse. De l’argent. Des possessions. De quoi se faire un nom, une belle vie confortable. Mais si l’un des deux possède tout ça, alors l’autre n’a rien. Si l’un des deux devient quelque chose, l’autre devient rien. Et l’abîme entre le quelque chose et le rien est si profond qu’aucune parole ne peut le traverser. Le gouffre qui nous sépare des autres quand nous avons le sentiment d’être quelqu’un et que l’autre n’est rien est impossible à surmonter. En d’autres termes, le dialogue est impossible. Ce n’est pas la richesse en soi qui est à craindre, mais plutôt l’attitude qu’elle nous impose, la barrière qu’elle élève entre nous et les autres.

Nous sommes bien souvent muets face à nos frères et sœurs en humanité. Nous parlons d’eux, mais pas avec eux. Je pense tout particulièrement à ceux qui prétendent connaître nos frères et sœurs musulmans sous prétexte qu’ils ont lu le Coran et qu’ils se disent choqués de ce qu’ils y ont trouvé. Mais ça, c’est vouloir se rendre maître de la richesse de l’autre pour creuser entre lui et nous un abîme d’obscurité : depuis quand connaît-on quelqu’un parce qu’on a lu quelque chose ? Connaître quelqu’un, c’est être en dialogue. C’est se laisser toucher par son humanité, sa faiblesse et ses joies. Nous vivons dans un monde où il est facile de croire tout savoir sur l’autre sans jamais lui avoir parlé, en se contentant la plupart du temps de lui adresser des injonctions diverses et variées – paroles d’une rare violence où « l’autre » est condamné sans appel et sans dialogue.

❝ La fraternité consiste à se donner mutuellement ce que nous ne possédons pas : la parole.

Je crois que Jésus, avec la parabole de l’homme trop riche, nous dit que le refus du dialogue, c’est aussi le refus de Dieu. Cet homme est incapable d’entrer en dialogue avec Dieu, parce qu’il ne voit même pas qu’il pourrait en avoir besoin. Et c’est Dieu qui vient l’interpeller, lui expliquer, sèchement, sans fioriture, qu’il passe à côté de sa vie, parce qu’il la passe seul, persuadé qu’il n’a besoin de personne. À la fin de cette histoire, aura-t-il entendu ? Aura-il renoué le dialogue avec Dieu et avec ses frères et sœurs en humanité ? Personne ne peut le dire. Celui qui nous raconte la parabole ne nous le dit pas. Façon de nous interpeller aussi sèchement que Dieu le fait avec cet homme : et vous, où en êtes-vous ? Est-ce que votre vie est si pleine que rien ni personne n’y a plus d’importance ?

Dieu ne mendie que notre confiance, le petit pas de confiance nécessaire pour entrer en dialogue avec lui. Sans rien cacher de nos failles et nos faiblesses, sans craindre qu’il en profite pour abuser de nous. Et désormais accompagnés par ce Dieu qui n’a pas craint lui-même de se montrer faible et vaincu, mort de n’avoir pas pu convaincre par la parole ceux qui le haïssaient. Sans jamais abandonner le dialogue avec nous, même quand nous, nous lâchons prise. Ne mettant, au fond, sa propre confiance, sa propre foi, que dans cet échange de paroles, ce lien qui se crée. Il nous est simplement demandé de répondre à Dieu par la même confiance qu’il nous accorde…

Et ça n’est pas facile ! Parce que dialoguer, se lier de confiance avec quelqu’un, c’est prendre des risques. C’est frustrant, c’est éprouvant. Et c’est aussi incroyablement joyeux, ça ouvre des portes dans notre cœur et dans notre âme, des portes qui ne s’ouvriraient pas toutes seules. C’est ce que nous vivons en Église : que vous soyez là depuis longtemps ou que vous veniez de franchir la porte et choisissiez de rester, vous serez forcément frustrés, peut-être agacés ou en colère à un moment ou à un autre… mais accueillis et accueillants les uns envers les autres, et joyeux de l’être et d’ouvrir des portes les uns pour les autres. La fraternité n’est pas théorique. La fraternité consiste à se donner mutuellement ce que nous ne possédons pas : la parole. Se donner la parole, entendre la parole de l’autre, savoir que la sienne est écoutée, c’est tout l’enjeu de la fraternité. Et c’est aussi le trésor qui nous lie à Dieu. Jésus écoutait toujours… et répondait à côté, ouvrant de nouvelles portes, de nouvelles perspectives.

❝ Qu’il nous soit donné de ne pas dialoguer tout seuls !

En réalité, l’ensemble de ce texte est basé sur un jeu de mots. Dans la traduction française que nous lisons souvent, le texte dit : « Et il se demandait : que vais-je faire, car je n’ai pas où rassembler ma récolte. » Sauf qu’évidemment toute traduction étant une trahison, on passe à côté de ce que le texte dit vraiment. Le verbe employé et traduit par « se demander », dialogizomai, a deux sens possibles. Il peut signifier soit « calculer en soi-même et avec précision » soit raisonner, discuter avec quelqu’un d’autre. Apparemment, ce n’est pas le point fort de cet homme-là… Il est incapable d’échanger, de discuter, de raisonner avec quelqu’un d’autre : il est d’accord avec lui-même (il calcule en lui-même) et il n’y a de place pour rien d’autre dans son monde (il ne peut pas discuter avec d’autres).

Deux significations, deux réalités opposées, un choix à faire. Voilà qui ne peut pas nous laisser indifférents. Ni comme citoyens, ni, bien sûr, comme croyants. Croire, c’est entrer en dialogue avec Dieu, et se mettre au risque de ce que ce chemin révélera, de Dieu et de nous-mêmes, liés par cette marche commune. C’est aussi entrer en dialogue avec d’autres. Y compris, et Jésus ajoute toujours, surtout, avec ceux qui ne seraient pas nos partenaires de choix pour un dialogue, ceux qui n’ont pas l’air légitimes, ceux qui n’ont pas l’air dans les clous, comme lui l’était pour ses contemporains, et c’est ce qui l’a conduit sur la croix sous les quolibets des bien-pensants, en toute bonne conscience… Risque à prendre, enjeu de toute fraternité. Choix éthique qu’il nous est possible de refuser. Mais qu’il nous est aussi donné d’accepter…

Qu’il nous soit donné de ne pas dialoguer tout seuls, mais de prendre conscience de la confiance que Dieu nous accorde, pour entrer dans le grand dialogue de son Église, vivante et fraternelle !

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