Sylvain Cuzent a pris la suite du pasteur Verseils en Haïti à partir de 2013. Il plaide aujourd’hui pour que l’on continue à parler d’Haïti, en dépit de circonstances qui pourraient inciter à baisser les bras, et rappelle l’histoire commune, bien que douloureuse, qui unit la République française et la République d’Haïti.

Les abords de la résidence du président Jovenel Moïse après son assassinat – DR

Quelle est votre réaction après l’annonce de la mort du président Jovenel Moïse ?

Sylvain Cuzent : Avec cet assassinat, Haïti plonge dans l’inconnu. Tout semble prêt pour l’arrivée d’un nouveau dictateur. C’est tout simplement dramatique et je suis bouleversé par cette situation, tout comme les amis haïtiens avec lesquels j’ai été en contact ; mais on sentait que la situation du pays pouvait déboucher sur un tel drame. Voilà des années qu’elle se dégrade, on a assisté dernièrement à une multiplication des enlèvements, des demandes de rançon, à la répression des manifestations, à la hausse de la corruption au sein de la police… Sur le plan politique, plus aucune règle démocratique n’était respectée et le président, après avoir réduit à l’impuissance le Parlement, aurait vu son pouvoir encore conforté par le référendum annoncé pour septembre. On avait là un dirigeant qui considérait que le pays était sa propriété personnelle. En fait, quand la Minustah, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, a plié bagages en 2017, le pays s’est retrouvé livré aux ex-Tontons Macoute [milices paramilitaires mises en place par le président Duvalier et qui avaient servi à terroriser toute opposition] ou aux gangs que le président Jean-Bertrand Aristide avait mis en place pour asseoir son pouvoir. L’armée est impuissante, la police de même, la corruption est partout et il y a des armes qui circulent à ne savoir qu’en faire. Au sein de la population, la misère est telle que les gens sont prêts à tout pour s’en sortir.

Y a-t-il des pistes pour agir ?

Sylvain Cuzent : La situation est devenue telle qu’aujourd’hui, les Haïtiens eux-mêmes ne savent plus par quel bout la prendre. Même ceux qui voudraient proposer des solutions ne savent pas comment se faire entendre. C’est ce qu’on a vu lors de la dernière élection présidentielle : il y avait 72 candidats – un véritable émiettement politique, chacun prétendant apporter sa solution…

Je me souviens qu’en 2013, lorsque j’étais arrivé en Haïti pour la première fois, j’avais demandé à un pasteur membre de la FPH, la Fédération Protestante d’Haïti : que faudrait-il faire pour sortir Haïti du marasme ? Il m’avait dit : il faudrait un pouvoir fort. Je lui avais fait remarquer qu’un pouvoir fort, Haïti en avait déjà eu et n’allait pas mieux ; qu’il faudrait surtout une éducation à la démocratie… Dès lors, j’avais été chargé de faire de l’éducation à la démocratie auprès des étudiants en théologie. Mais aujourd’hui, c’est toute la population qui aurait besoin d’une telle éducation, alors même que le système éducatif est défaillant…

En France aussi, il faudrait mobiliser pour Haïti. Depuis quelques mois, je rêve de créer un comité pour le remboursement de la véritable rançon qu’on a imposée à Haïti pour son indépendance, et dont le paiement s’est étalé de 1825 à 1950, afin de soi-disant indemniser les propriétaires français qui y avaient perdu leurs exploitations. L’économiste Thomas Piketty a chiffré précisément le montant de ce que la France devrait à la République d’Haïti : 30 milliards d’euros. Bien sûr, un tel remboursement aujourd’hui serait impossible à envisager – pas avant d’avoir reconstruit l’État haïtien, faute de quoi l’argent se perdrait ; mais un comité de ce genre serait un bon moyen de faire parler d’Haïti.

Est-ce important aujourd’hui de parler d’Haïti ?

Sylvain Cuzent : C’est très important. Il est très important de parler de la responsabilité de la France vis-à-vis d’Haïti : car la France reste dans ce pays une référence. L’histoire d’Haïti est liée à celle de la France, depuis la révolte contre Napoléon et la lutte contre les armées napoléonienne pour obtenir l’abolition effective de l’esclavage, jusqu’à aujourd’hui. La France n’a jamais aidé Haïti à dépasser ses divisions entre descendants d’esclaves, de métis ; et pourtant, il ne faut pas oublier que la devise de la République haïtienne, c’est : «Liberté, égalité, fraternité» ; et pas davantage que les couleurs du drapeau haïtien sont le bleu, le blanc et le rouge… Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands auteurs haïtiens, Dany Laferrière, est membre de l’Académie française. On ne peut pas se laver les mains de ce qui se passe en Haïti. Malgré toutes ses difficultés, c’est un pays qui reste riche de potentialités, courageux ; et malgré la dureté du quotidien, on ne voit pratiquement personne mendier dans les rues…

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