Ce numéro 78 de Perspectives Missionnaires, unique revue de missiologie protestante dans le monde francophone, observe ce qui se passe du côté de l’Est et de l’Asie : plus précisément du côté de la Corée… Histoire et évolutions actuelles du christianisme coréen, et tout particulièrement du protestantisme ; relations avec les Églises de France… Vous y retrouverez un entretien exceptionnel avec Huy-yeon Kim, sociologue et maîtresse de conférences à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), un regard sur la «mission en retour» en Occident… Un numéro qui invite au déplacement.
Le n°78 de Perspectives Missionnaires © PMLa Corée du Sud est assez présente dans l’actualité internationale. Elle a gagné du prestige grâce à sa puissance technologique et industrielle, avec des conglomérats – les chaebols – comme Samsung, Hyundai ou LG Group. Son rayonnement culturel – la Hallyu – est croissant, à travers la musique KPop, la bande dessinée ou le cinéma. Le réalisateur Bang Joon-ho a décroché la Palme d’or 2019, à Cannes, pour son film Parasites. Elle occupe aussi une place particulière en géopolitique, étant le jouet des tensions entre la Chine et les Etats-Unis d’Amérique, tandis que son frère ennemi du Nord agite régulièrement la menace de l’arme nucléaire. Pour autant, l’histoire et la culture de la Corée nous demeurent assez méconnues, tout comme celles de ses Églises.
Le présent dossier ne prétend pas combler ces lacunes, mais il voudrait attirer l’attention sur une société singulière qui est parvenue à subsister, notamment grâce à son génie propre, bien que prise en étau entre les grandes puissances voisines : la Chine, dont la Corée fut très longtemps vassale, mais aussi la Russie et le Japon.
La majorité de la population se déclare sans religion ; près de 60% en 2018, mais ce chiffre doit être pris avec précaution car l’influence multiséculaire de courants spirituels reste forte, avec des traditions toujours vivaces au XXIe siècle : le shamanisme, le bouddhisme, le confucianisme et plus récemment le christianisme. Depuis le XIXe siècle, ce dernier constitue une des composantes religieuses qui forge son identité, avec des expressions particulières. On compte à peu près 28% de chrétiens (8% de catholiques et 20 % de protestants) pour 15% de bouddhistes.
L’histoire de ce pays est complexe. Des facteurs multiples doivent être pris en compte pour essayer d’en comprendre quelques aspects. Si l’empreinte religieuse y est essentielle – celle du christianisme notamment -, la Corée du Sud entre progressivement dans l’ère de la sécularisation.
Au IVe siècle, le bouddhisme est introduit par la Chine dans la péninsule, où dominent alors les trois royaumes de Silla, Baekje et Guryeo. En 918, il devient la religion d’un royaume unifié, sous la dynastie Koryo, jusqu’au XIVe siècle. A nouveau sous l’influence de la Chine, à partir de 1392 et jusqu’en 1910, période dite «Joseon», les souverains marginalisent le bouddhisme pour adopter un néoconfucianisme qui devient la base idéologique de l’ordre social. Celui-ci repose sur une hiérarchie très stricte, avec une échelle de castes dominées par les élites de la noblesse, avec la subordination des femmes aux hommes, des jeunes aux aînés. La loyauté familiale et clanique, la piété filiale et le culte des ancêtres ont constitué pendant des siècles le cœur de la conscience collective et de la cohésion sociale. Même si les nouvelles générations tendent à remettre en question ce cadre moral, il demeure très prégnant aujourd’hui.
En 1784, à Beijing, Yi Seung-hun est le premier Coréen à être baptisé. La cérémonie est célébrée par le jésuite Jean Joseph de Grammont qui compte parmi les missionnaires catholiques français basés en Chine. Ceux-ci entrent régulièrement en contact avec des Coréens de passage, diplomates ou négociants. En 1836, le premier missionnaire arrive clandestinement à Séoul ; Pierre Maubant est un prêtre envoyé par la Société des Missions étrangères de Paris. Trois ans plus tard, il est arrêté et décapité avec deux de ses collègues.
Le XIXe siècle est marqué par la poussée des puissances coloniales européennes et américaine, en compétition avec la Russie et le Japon pour tenter de s’imposer dans la région, si besoin par la force. Pour les Occidentaux, les enjeux sont multiples : contrôler l’espace maritime du Pacifique, des Mers de Chine orientale et méridionale, rester dans la compétition sur le marché de la pêche baleinière, accaparer une part du dépeçage de l’Empire chinois des Qing, contenir l’expansionnisme de l’Empire russe qui parvient à se saisir de la région de Vladivostok située aux portes de la Corée.
Mais, à cette époque, les gouvernements successifs de Joseon sont plutôt opposés à l’introduction du christianisme, associé aux intérêts étrangers. Cette seconde moitié du siècle est marquée par la persécution des quelques milliers de convertis ; beaucoup sont exécutés, de même que des missionnaires qui ont enfreint l’interdiction d’entrer sur le territoire.
Dans le même temps, des vaisseaux français effectuent des voyages de reconnaissance sur les côtes coréennes. Certains font naufrage ; les équipages reçoivent pourtant du secours. D’autres effectuent des mouillages dans les ports pour bénéficier de ravitaillement, mais le pays reste méfiant, lucide devant les motivations étrangères. Des ambitions de conquête, non portées par Paris, débouchent sur l’organisation d’une expédition militaire en 1866, à la suite de l’exécution de neuf missionnaires français. Le contre-amiral Pierre-Gustave Roze, gouverneur de la Cochinchine, conduit une offensive à partir du fleuve Han, il bombarde la capitale Hanyang (Séoul), mais il est contraint de reculer, non sans avoir effectué une razzia sur l’île de Kanghwa. Dans son butin, il rapporte des fusils, de l’or et de l’argent, des œuvres d’art, ainsi que des livres dont le fameux Jikji : il s’agit du plus vieil imprimé connu, daté de 1378, réalisé avec des caractères métalliques amovibles soixante-dix ans avant Gutenberg. Il se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, à Paris.
Le protestantisme est amené dans la Péninsule par des missionnaires nord-américains, de confessions méthodiste et presbytérienne, à partir de 1884, dans un contexte de pression croissante des grandes puissances qui imposent à la Corée des traités de coopération. Le premier traité franco-coréen date de 1886, après la Russie (1884), les États-Unis et la Grande-Bretagne (1882), dans le contexte du déclin de l’Empire chinois de la dynastie des Qing et de la montée en puissance du Japon qui, dès 1876 et avant les autres, s’est imposé dans ce pays. Ces accords inégaux obligent la Corée à s’ouvrir à la liberté religieuse.
Les missionnaires protestants viennent avec la traduction des Évangiles en coréen. En 1911, au moment où la première Bible intégralement traduite est diffusée, les chrétiens représentent environ 1% de la population.
En décembre 1913, à la Faculté libre de théologie protestante de Montauban, Jacques Delpech soutient une thèse de bachelier qui a pour titre : Le Christianisme en Korée. Ce travail étonnant est essentiellement basé sur des livres, articles ou rapports de missionnaires américains ; sa bibliographie ne compte que trois monographies en français, issues du milieu catholique. Dans son introduction, il dit ne pas avoir pu se rendre en Corée et il ne semble pas avoir eu l’occasion de rencontrer de Coréens.
Au moment où il présente sa thèse, Delpech sait que le Japon a annexé la Péninsule. Il ne le commente ni ne le dénonce, mais il rédige une courte conclusion qui peut surprendre, étant donné le contexte :
Ballotés entre la Chine et le Japon, les destinées politiques de la Korée ont été éminemment tragiques et ont eu un contre-coup sur la nation tout entière. Abaissée, humiliée, elle a voulu, elle veut encore se ressaisir, regagner sa personnalité. Elle a compris que cet idéal, les religions d’Orient les plus pures ne parviendraient à le lui faire atteindre. Alors elle s’est tournée vers le christianisme, et cette nation qui semblait vouée à une disparition plus ou moins lente, grâce à son acceptation enthousiaste du christianisme, est appelée à jouer un rôle important dans les destinées de l’Extrême-Orient. Un tel pays et un tel peuple sont dignes d’attirer l’attention des chrétiens d’Occident.
Les Églises protestantes ont très tôt contribué à former des cadres dans un esprit réformiste, quand la royauté se révélait incapable de sortir des schémas traditionnels et de donner les impulsions nécessaires à une restructuration du pays. Mais les Japonais étendent progressivement leur emprise sur la Corée. Ils s’imposent comme puissance coloniale avec des troupes d’occupation (1895-1910) puis décident d’annexer le pays, situation qui perdure jusqu’en 1945. Après quelques décennies de paix religieuse, le rejet du christianisme reprend avec une intensité croissante sous le régime nippon qui introduit le shintoïsme et rend obligatoire certaines de ses dévotions.
Dans une société où certains secteurs se réjouissent de la colonisation nippone, car ils y voient une opportunité de modernisation, les protestants prennent une part très active au mouvement de résistance et à la déclaration d’indépendance du 1er mars 1919. L’Église catholique cherche plutôt la conciliation. En s’identifiant avec l’aspiration nationale à regagner une totale souveraineté, les Églises protestantes acquièrent une indéniable crédibilité au sein d’une population traumatisée par la brutalité des autorités japonaises.
En 1945, les chrétiens ne représentent encore que 2 ou 3 % de la population. Ils sont surtout concentrés au Nord, où le christianisme va officiellement être interdit, de 1945 à 1950, sous l’occupation soviétique. Le Sud de la Corée est alors administré par un gouvernement militaire américain qui favorise les Églises, d’autant plus facilement que les organisations bouddhistes et confucéennes sont exsangues. Les protestants coréens sont dans une position très avantageuse pour le recrutement dans l’administration en raison de leur engagement contre l’occupation et parce qu’ils comptent un nombre important de cadres anglophones ayant étudié aux États-Unis. Les Églises protestantes reçoivent de nombreux soutiens financiers des Églises-mères américaines ; cela leur permet d’être des actrices de poids dans la reconstruction du pays, en déployant une action sociale dans les domaines de l’éducation, de la protection des orphelins, de l’accueil des femmes seules.
En 1950, au Sud, 90% des quelques 2 000 nouvelles Églises, la plupart presbytériennes, sont fondées par des personnes venues du Nord. La guerre de Corée, qui s’achève en 1953, fait près de trois millions de morts ; le pays en ressort dévasté. La plupart des communautés protestantes deviennent des alliées de la puissance américaine, contre le régime communiste du Nord, dans la phase de reconstruction du pays. Mais la Péninsule est dorénavant coupée en deux, même si la guerre idéologique entre blocs occidental et communiste a cessé depuis longtemps. L’espoir de la réunification est porté par les Églises avec ferveur.
Même s’ils partagent des racines communes et une même langue, les mondes coréens sont cependant dispersés. Il faut compter avec une minorité nationale reconnue en Chine, soit deux millions de personnes principalement établies dans la province de Jilin et dans la préfecture autonome de Yanbian (Yeonbeon), à la frontière Nord de la péninsule. Quelques 600 000 Coréens vivent au Japon. Un nombre équivalent habite les États-Unis tandis que 300 000 vivent en Russie. Enfin, de nombreuses communautés forment une diaspora présente en Europe et à travers le monde.
L’occupation japonaise et la guerre de 1950-1953 ont favorisé l’émergence d’expressions millénaristes ou messianiques qui ont marqué les esprits. L’Église de l’unification fondée par Sun Myung Moon (souvent désignée comme la «secte Moon»), en 1954, a pour objectif d’établir le royaume des cieux sur terre. Ses cérémonies de mariages, réunissant des milliers de couples en un même lieu, furent largement médiatisées. Dans un autre style, l’Église du plein Evangile – Yoido de David Yonggi Cho, fondée en 1958, s’inscrit dans la ligne pentecôtiste des Assemblées de Dieu ; elle est reconnue comme la plus grande megachurch au monde ; son ministère est au départ fortement marqué par la volonté d’apporter la guérison des malades et de promouvoir la prospérité économique des fidèles.
Durant les années 1960 à 1990, la Corée du Sud connaît un boom économique impressionnant, obtenu à marche forcée sous des régimes militaires. Aujourd’hui, sur la scène internationale, des entreprises incontournables (Kia, Hyundai, Samsung) et un rayonnement culturel populaire (KPop, cinéma et séries télévisées) représentent la vitrine de la 11e économie du monde, avec un Indice de Développement Humain (IDH) légèrement supérieur à celui de la France. Cet essor est contemporain de la croissance du christianisme (augmentation de 330% entre 1962 et 1970), avec un protestantisme conservateur qui soutient un système productiviste capitaliste porté par des régimes autoritaires ou dictatoriaux. L’Église catholique, forte de son organisation internationale, se montre souvent plus indépendante et critique. Néanmoins, au sein du protestantisme, une aile minoritaire progressiste se démarque. Elle promeut la «théologie du minjung (peuple)» dans les années 1980. Celle-ci s’inscrit dans un mouvement qui traverse l’ensemble de la société : aspiration nationaliste socialisante. Le parallèle peut être établi avec la théologie de la libération en Amérique latine, où sévissent également des régimes qui répriment les mouvements populaires anticapitalistes, considérés comme procommunistes.
L’affirmation du «peuple» dans ses ambivalences (masses populaires et/ou nation) est significative du besoin pour la société coréenne de préciser son identité, de trouver sa place dans la modernité. Pour Alain Delissen, «ce qui se cherche dans le nationalisme culturaliste et le discours des racines procède… rarement d’une pulsion archaïsante. C’est bien plutôt le futur du passé qui s’y cherche : la conquête d’un universel, d’une rationalité, d’une modernité, un peu moins marqués par l’aveuglement de leur naissance à l’Occident».
Des militaires se succèdent à la tête de l’État jusqu’en 1993. Mais un processus de démocratisation, porté par des responsables chrétiens «progressistes» soucieux des droits de l’Homme, est en marche et gagne l’ensemble des forces sociales. L’influence des Églises sur la scène politique devient alors moins perceptible, même avec un engagement social significatif et avec une forte implication en faveur de la réunification du Nord et du Sud. A plus long terme, toutes les institutions religieuses tendent à se recentrer sur leur vocation spirituelle.
La progression des Églises protestantes, très liée à la cause nationale et patriotique ainsi qu’au développement économique de l’après-guerre, marque le pas à la fin du XXe siècle. Le doute s’installe parmi les jeunes générations, au moment où le modèle de développement et d’enrichissement américain est remis en cause, notamment suite à la crise financière asiatique de 1997.
Les missionnaires coréens dans le monde impressionnent encore par leur nombre – plus de 25 000 au début des années 2010 -, mais les Églises recrutent moins de jeunes. Le souvenir des vingt-trois missionnaires pris en otage en Afghanistan, en juillet 2007, a laissé un goût amer. Pour obtenir leur libération, les autorités ont en effet été obligées de négocier avec les terroristes. Le pays a alors le sentiment d’avoir perdu la face et le gouvernement impose des restrictions aux missionnaires, dénonce un prosélytisme trop agressif, et menace de retirer les passeports des personnes qui portent atteinte à la dignité de la nation.
Toutes les Églises sont aujourd’hui confrontées aux défis d’une société toujours plus sécularisée, indifférente aux institutions religieuses, marquée par l’individualisme et le consumérisme. Avec tous les exclus de la prospérité, leur action dans le domaine social est d’autant plus importante. Mais elles devront renouveler leur témoignage, se confronter aux défis contemporains des jeunes générations, si elles ne veulent pas être peu à peu marginalisées.
Marc-Frédéric Müller
________________________
Eléments de bibliographie
Sebastian Kim, Kirsteen Kim, A History of Korean Christianity, Cambridge, University Press, 2015.
Pascal Dayez-Burgeon, Histoire de la Corée, des origines à nos jours, Paris, Tallandier, 2017 (Texto).
«La Corée, Combien de divisions ?», Critique, janvier-février 2018, n° 848-849.
Patrick Maurus, Les trois Corées, Paris, Hémisphères éditions, 2018.
Articles accessibles sur Internet
Delissen Alain, «Démocratie et nationalisme : le moment minjung dans la Corée du Sud des années 1980» in : Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 45, 1997, p. 35-40.
Bertrand Chung, «Politique et religion en Corée du Sud» in : Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2001/32, p. 85-110.
Nathalie Luca, «L’évolution des protestantismes en Corée du Sud : un rapport ambigu à la modernité» in : Critique internationale, 2004, n° 22, p. 111-124.
Kirsteen Kim, «Christianity role in the Modernization and Revitalization of Korean Society in the twentieth Century» in : International Journal of Public Theology, 2010, n° 4, p. 212-236.
Site internet
http://koreanchristianity.cdh.ucla.edu/sources/books/
« Perspectives Missionnaires », revue de missiologie de référenceIl ne suffit pas de vouloir témoigner ; encore faut-il savoir comment s’y prendre. C’est l’un des grands défis de la Mission aujourd’hui, dans un monde changeant, travaillé par une mondialisation qui érige souvent plus de murs qu’elle n’abat de frontières. Voilà pourquoi la Mission a besoin de lieux de débats et d’espaces de réflexion. C’est le rôle que joue depuis plus de trente-cinq ans Perspectives missionnaires, unique revue protestante de missiologie de langue française. Née en 1981 dans la mouvance évangélique, à une époque de remise en question des modèles missionnaires, elle s’est élargie aux différents acteurs francophones de la mission dans le monde protestant et avec une ouverture oecuménique. Elle est actuellement gérée par une association indépendante et s’appuie sur plusieurs organismes de mission de Suisse et de France (DM-échange et mission, et le Défap, avec lesquels elle entretient des partenariats étroits), et depuis fin 2017 la Cevaa. |