Bangui : «Se redresser, malgré tout»
Défap : Vous accompagnez l’Église protestante Christ-roi de Centrafrique depuis trois ans, et vous avez effectué de nombreux séjours à Bangui. Quelle est aujourd’hui la situation dans la capitale, et dans le reste de la République centrafricaine ?
Bernard Croissant et son épouse, Catherine Croissant, lors de leur dernier séjour à Bangui © Défap-Cevaa |
Bernard Croissant : Quand nous sommes arrivés, mon épouse Catherine et moi-même, au début de notre dernier séjour, la situation était assez tendue. La population de Bangui exprimait une exaspération croissante vis-à-vis de la Minusca (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique). Il y avait eu des incidents du côté de PK5, le seul quartier de Bangui où vivent encore des musulmans : une grenade avait été jetée sur un rassemblement de réconciliation entre chrétiens et musulmans. Cet acte de violence a entraîné un nouveau cycle de vengeances de part et d’autre, et en particulier le meurtre d’un jeune chrétien de 16 ans. Comme il semble avoir été égorgé à peu de distance des positions des soldats de la Minusca, la colère monte au sein de la population de Bangui, qui ne se sent pas protégée. À l’intérieur du pays, les tensions sont encore plus vives. C’est le chaos : il y a des massacres dans certaines localités, des déplacements massifs de populations qui vont chercher une protection qui dans les églises, qui dans les mosquées. En ce qui concerne les autorités, certains préfets sont empêchés d’accéder à leur préfecture par les bandes armées.
Pendant notre séjour, nous avons assisté à divers incidents qui montrent le degré d’impopularité de la Minusca. Certains avaient été provoqués par des accidents mortels de la route, qui impliquaient des véhicules militaires : ils avaient été aussitôt suivis par des émeutes ou des tentatives d’émeutes lancées par des lycéens et des étudiants. Lors de l’un de ces incidents, notre voiture s’est retrouvée bloquée au milieu de la route, sans pouvoir avancer ni reculer : nous avons pu entendre des tirs et des explosions lorsque la Minusca et la gendarmerie ont dispersé les manifestants.
Quel bilan peut-on tirer après trois ans d’accompagnement pastoral de l’EPCRC ?
Le bilan qui a été tiré lors de notre dernier séjour a conclu que l’accompagnement pastoral tel qu’il a été fait ces trois dernières années devait prendre fin. Cette durée était celle qui avait été prévue dès l’origine dans le projet ; et par ailleurs, aujourd’hui, les effets bénéfiques de cet accompagnement sont manifestes au sein de l’Église. Il faut désormais prévoir la suite. Les résultats sont aussi très probants en ce qui concerne la cellule d’écoute, à la fois sur l’aspect de soutien psychologique, et sur l’accompagnement social : certaines des femmes aidées par cette cellule ont ainsi pu bénéficier d’un micro-crédit pour mettre en place des activités génératrices de revenus. D’autres ont pu reprendre des études, ou se lancer dans un apprentissage, avec un soutien financier du mouvement des femmes de l’Église.
En outre, les responsables de la cellule d’écoute sont allées se former à l’accompagnement psychologique au Rwanda, dans le cadre d’un échange entre Églises de la Cevaa. Ce séjour a permis de leur faire mieux prendre conscience du rôle que peuvent jouer les Églises pour créer des commissions sur le modèle «Vérité et réconciliation», comme cela a été pratiqué en Afrique du Sud après l’apartheid ou au Rwanda après le génocide de 1994. Une demande de rendez-vous a été faite au chef de l’Etat centrafricain pour développer ce type de processus.
Où en sont les chantiers soutenus par le Défap et la Cevaa ?
Les travaux de sécurisation du Centre protestant de la Jeunesse © Défap-Cevaa |
Le plus gros chantier concerne la réhabilitation du Centre Protestant pour la Jeunesse [un vaste complexe de bâtiments situé en plein Bangui, et qui a été pillé pendant les violences de 2013-2014]. La première tranche financée par la Cevaa et le Défap, qui concernait la mise en sécurité du site pour éviter de nouveaux pillages, est en cours de finalisation. En ce qui concerne la remise en état proprement dite, les besoins de fonds sont considérables : le Premier ministre centrafricain, que nous avons rencontré, va chercher des partenaires pour aider à financer ce projet. Nous continuerons bien sûr à y être associés, mais nous ne serons plus les principaux bailleurs de fonds.
L’autre chantier, lancé à Morija, dans la banlieue de Bangui, donne des résultats encourageants en ce qui concerne l’école. Trois classes et un bureau sont sortis de terre ; 200 élèves y sont scolarisés. Toutes les salles sont équipées de mobilier scolaire et les effectifs ne dépassent pas les cinquante élèves par classe, ce qui est exceptionnel dans un pays où l’on trouve fréquemment des classes de 70 à 100 élèves, qui travaillent souvent assis par terre, sans pupitres et sans bancs. En revanche, une autre activité que nous avions commencé à accompagner, dans le domaine du maraîchage et de la pisciculture, a dû être abandonnée. La situation n’est vraiment pas propice aujourd’hui à ce genre de projet.
Quelles suites prévoir ?
En ce qui concerne Morija, il me semble essentiel de se concentrer sur l’école : je vais essayer de solliciter des parrainages pour aider à rétribuer l’équipe enseignante. Il faudrait aussi trouver des moyens humains sur place pour encadrer les membres de cette communauté. En ce qui me concerne plus directement, j’ai reçu des appels pour faire de la formation universitaire auprès des facultés de théologie. Les thèmes pourraient concerner la Réforme, l’identité réformée et protestante, l’histoire, l’ecclésiologie protestante, l’éthique… Il y a eu des demandes précises de la part de la Fateb (la Faculté de théologie évangélique de Bangui) pour que soit organisée une semaine de colloques et de conférences. Tout ceci a été déclenché par le 500e anniversaire de la Réforme, qui a suscité un regain d’intérêt pour l’histoire du protestantisme. De telles formations sur l’identité protestante pourraient aider à apporter une plus grande cohésion au sein de ce protestantisme centrafricain qui est aujourd’hui divisé, morcelé en multiples dénominations. Avec un jour, pourquoi pas, l’idée de créer une plate-forme commune, peut-être une fédération protestante centrafricaine, qui rendrait le protestantisme plus audible et crédible dans ce pays.
Comment les membres de l’Église protestante Christ-roi de Centrafrique ont-ils vécu ces trois ans d’accompagnement, et comment envisagent-ils l’avenir ?
Les élèves de l’école de Morija © Défap-Cevaa |
Les membres de l’Église ont été très sensibles au fait qu’un pasteur vienne auprès d’eux lors de missions régulières, malgré la situation difficile. Ils ont été particulièrement touchés que nous ayons effectué la dernière visite en couple : la présence de mon épouse a été saluée. Outre l’accompagnement proprement dit, ce qui a été le plus apprécié, c’était que quelqu’un vienne au nom du protestantisme français pour marquer la sollicitude, la communion des Églises de France. J’ai reçu le même témoignage de la part des membres de la communauté des Béatitudes (qui est une communauté catholique). Nous logions dans leur monastère ; la veille de notre départ, elles nous ont donné une carte qui nous disait : « Merci de votre présence, merci d’avoir été là ».
Les relations sont d’ailleurs bonnes entre les diverses Églises, au vu de la situation : par exemple, le groupe des jeunes de l’EPCRC a réalisé au mois d’août une semaine de rencontres culturelles. Il y a eu de nombreux participants, venus de diverses Églises : des catholiques, des adventistes, des baptistes, et même des musulmans. Tous ont participé aux mêmes ateliers, aux mêmes cultes ensemble : c’était un beau signe d’espoir et de relations apaisées entre communautés. On constate d’ailleurs que parmi les jeunes, beaucoup sont très actifs sur le plan spirituel, dans les études de la Bible, qu’ils ont une importante quête de sens. Des ateliers ont été mis en place pour les 4-5 ans sur les thématiques du pardon, du renoncement à la vengeance… C’est là un travail de fond, certes modeste sur le plan numérique, mais d’une grande qualité.
Tout ceci est révélateur de l’état d’esprit qui prévaut au sein de l’EPCRC : malgré la situation, il faut se redresser. Ce qui peut se faire d’abord par des actions modestes, en petits groupes, avant de s’élargir. Je garde en tête ce qui s’est passé en 2013, lorsque les femmes se sont mobilisées et ont manifesté jusqu’au palais présidentiel, entourées par les Casques bleus, pour réclamer la paix et la réconciliation… Même au plus profond de la crise, il y a toujours cette volonté de se relever, de changer les choses. Une volonté inébranlable dans laquelle je vois, pour ma part, une manifestation de la foi des membres de cette Église.