La première session des « Jeudis du Défap », le 4 avril, avait pour thématique : « La mission inversée ? Peut-on véritablement parler de mission du Sud vers le Nord ? » Avec pour introduire les débats Jean-Pierre Anzala, responsable de l’Échange théologique au Défap, et comme intervenants Corinne Valasik, maîtresse de conférences en sociologie à l’Institut Catholique de Paris, et Adrien Franck Mougoué, doctorant en Histoire de Religions, Département d’Histoire, Université de Douala. Vous avez pu en voir le replay sur le site du Défap ; retrouvez aujourd’hui la retranscription intégrale des interventions, réalisée en partenariat et diffusée simultanément par Forum protestant, et par l’hebdomadaire Réforme. Prochain rendez-vous : le 5 septembre, sur le thème : « Le pardon chez Paul Ricœur : une proposition de construction socio-politique de la paix ».
Jean-Pierre Anzala
Bienvenue à tous aux Jeudis du Défap, anciennement Jeudis de la mission. Une évolution de nom pour dire que le Défap se présente comme un lieu identifié de la réflexion missiologique contemporaine, visant à la diffusion des dernières recherches et idées de la missiologie. Nous nous donnons aussi pour objectif de croiser les regards et les lectures théologiques du Sud et du Nord, d’ouvrir un espace pour faire entendre la voix des jeunes chercheurs boursiers du Défap.
Notre première rencontre ce soir est intitulée La mission inversée, Peut-on véritablement parler de mission du Sud vers le Nord ? Pour y répondre, nous avons invité Corinne Valasik, maîtresse de conférence en sociologie à l’Institut catholique de Paris et membre du GSRL, dont les travaux portent actuellement sur les migrations religieuses et notamment le cas spécifique des prêtres africains en France. Il s’agira de comprendre comment ces prêtres analysent leur trajectoire et comment celle-ci est perçue par les catholiques de France. Ces croisements permettront de faire émerger les enjeux de réflexion qui dépassent ce cadre particulier. Nous avons aussi invité Adrien Franck Mougoué, qui est doctorant en histoire des religions, (département d’histoire de l’Université de Douala au Cameroun, en séjour d’études à l’Institut Protestant de Théologie-Faculté de Montpellier) dans le cadre d’une bourse de recherche du Défap. Ses travaux portent sur l’implantation en Europe (France, Suisse et Belgique) des communautés chrétiennes issues de l’immigration, plus précisément de l’Église presbytérienne camerounaise (EPC) de 1989 à 2018. À travers les activités évangélisatrices de ces communautés et le discours théologique qui les accompagne, il analyse comment le presbytérianisme camerounais a essaimé en francophonie.
Merci donc à vous deux. Dans le protestantisme, le catholicisme, ces phénomènes peuvent-ils être vus comme un mouvement missionnaire inversé des anciens pays de la mission vers la France, devenue terre de mission ? Les missionnés sont-ils devenus des missionnaires en France au 21e siècle ? Corinne Valasik va commencer et nous dire si les prêtres catholiques venus d’ailleurs constituent un corps missionnaire organisé aujourd’hui en France ?
Vue des intervenants lors du webinaire © Défap
Corinne Valasik
Merci beaucoup pour cette invitation aux Jeudis du Défap. Je vais essayer de répondre à la question que vous avez extrêmement bien posée à partir d’une enquête sociologique que je suis en train de finaliser (puisque je suis sociologue du catholicisme) et dont je vais exposer certains points.
Je me suis intéressée aux prêtres africains qui viennent en France pour essayer de comprendre comment ils sont venus, leur vision du catholicisme français et de la France. Je voulais voir les effets de transformation pour eux, c’est-à-dire en quoi le fait d’être présents modifie ou non leur identité à travers un éventuel processus identitaire. Et aussi essayer de voir comment cela pouvait modifier leur environnement, c’est-à-dire les personnes autour d’eux, la paroisse, les fidèles et éventuellement aussi les prêtres français présents. Plus généralement, il s’agissait de retravailler la question du rôle des religions en migration, qui me semble un élément extrêmement important et pourtant pas toujours travaillé en France où on parle des migrations en général mais pas forcément de la dimension religieuse. L’autre aspect important est la cohabitation des différentes mémoires sur un territoire particulier.
Mon travail a consisté en de très nombreux entretiens autour de prêtres africains présents en France. Ce sont des entretiens qui sont anonymisés, enregistrés, retranscrits totalement, qui durent de 2 à 4 heures, qui sont parfois repris plusieurs fois avec les mêmes personnes. J’ai vu des prêtres et religieux africains, j’ai également rencontré des religieuses venant d’Afrique pour pouvoir contraster un peu ce regard et essayer de voir leur manière de concevoir ces situations. Js’ai évidemment vu des prêtres français, des fidèles français et des fidèles d’ascendance migratoire africaine, des évêques français et des évêques africains.
Au sein de l’Église catholique, une augmentation du nombre de prêtres étrangers, qui viennent à 80% d’Afrique
C’est un sujet qui est de plus en plus traité dans la presse, en tout cas en France où cela devient une réalité un peu plus connue. Il s’agit normalement d’une situation temporaire puisque ces prêtres ne sont censés venir en théorie que pour un temps de 7 ans maximum. Il y a cette idée qu’ils viennent pour un temps et qu’ensuite, le catholicisme redeviendra comme les Français ont pu le connaître préalablement. Or on se rend compte que depuis quelques années, autre chose est en train de se mettre en place avec la diminution statistique du nombre de prêtres en France, notamment via la diminution du nombre de vocations en France qui s’est accentuée en quelques années. Sur le territoire français, il y a environ 5000 prêtres au plus qui sont actifs dont une partie d’entre eux ont plus de 65 ans. Même si l’âge médian diminue, la pyramide des âges est vieillissante et le taux de renouvellement ne permettra pas de conserver ce nombre de prêtres. On met beaucoup à l’honneur actuellement l’augmentation du nombre de jeunes dans les séminaires, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils iront jusqu’au bout de leurs études ou deviendront prêtres. De même, l’augmentation du nombre des catéchumènes ne veut pas forcément dire que ces catéchumènes vont ensuite éventuellement devenir diacres pour suppléer partiellement aux prêtres (même s’il y a une augmentation des diacres).
L’Église de France a fonctionné d’une manière particulière depuis quelques années en s’appuyant sur l’encyclique Fidei donum (Don de la foi). Mais il y a eu un retournement paradoxal car cette encyclique du pape Pie XII en 1957 avait pour objectif au départ de soutenir les Églises d’Afrique et d’Amérique latine. Le but était que des missionnaires, des prêtres, des religieux d’Europe partent dans ces pays pour les soutenir. Depuis les années 1980 et 1990, un mouvement inverse est en train de s’opérer puisque certains évêques en France (car cela se passe par diocèse et n’est pas organisé de de façon centralisée) font appel à des évêques ou des diocèses à l’étranger avec lesquels ils ont des liens préalables et leur demandent de faire venir des prêtres. On voit donc peu à peu une augmentation du nombre de ces prêtres étrangers qui viennent à 80% d’Afrique. La première possibilité, ce sont ceux qu’on appelle les prêtres Fidei donum et qui restent attachés à leur diocèse d’origine. Ils dépendent de leur évêque, dans leur pays, mais sont envoyés pour une durée maximale de 7 ans (pas plus longtemps normalement) dans le diocèse français avec lequel il y a un partenariat. La deuxième possibilité, ce sont ceux qu’on appelle les prêtres étudiants, une terminologie que certains considèrent comme dévalorisante puisque cela les fait retomber dans un statut préalable d’étudiant. D’autres prêtres peuvent venir avec le statut de religieux ou encore durant les vacances d’été pour remplacer des prêtres français. Ce qui se fait moins à l’inverse, ce sont les prêtres français qui viendraient remplacer des prêtres d’Afrique (j’emploie le terme « Afrique » et non « les Afrique », ce qui serait à expliciter par ailleurs).
« L’Évangile ne se chiffre pas »
D’où viennent ces prêtres ? Essentiellement du Congo-Kinshasa, du Burkina Faso, de Madagascar, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Bénin, du Congo-Brazzaville, du Togo, du Sénégal, du Burundi, du Rwanda … Sans grande surprise, ils viennent surtout de pays francophones. Environ 20% de prêtres ne viennent pas d’Afrique mais essentiellement d’Asie (Inde et Vietnam), le reste d’Amérique du Sud. Il y a encore des prêtres qui viennent d’Europe (Pologne et Italie) mais il n’y a pas tellement de chiffres puisqu’ils n’ont pas besoin de visa pour venir. L’organisation se fait diocèse par diocèse et au sein même des diocèses, tout n’est pas toujours clair pour savoir qui vient, combien ils sont et où.
Lorsqu’ils viennent, ce sont généralement leurs évêques qui leur ont proposé de venir et l’arrivée en France est vue pour une grande partie des prêtres que j’ai pu rencontrer (et aussi pour certains membres de leurs familles avec qui j’ai pu avoir des entretiens) de façon positive, comme une sorte d’ascension migratoire. Il est valorisant d’être choisi, sélectionné, distingué par l’évêque pour venir en France. Ils viennent donc pour être soit en Fidei donum (c’est-à-dire en paroisse), soit pour poursuivre des études. Dans ce dernier cas, c’est souvent parce que l’évêque a en tête pour eux (qu’il le leur dise ou pas) un projet de poste dirigeant à leur retour. L’évêque étranger va alors décider avec l’évêque français des études suivies sans forcément demander préalablement quel type d’études semblerait le plus pertinent pour la paroisse où est le prêtre ou le diocèse dans lequel il est présent.
Des conditions d’accueil différentes selon les diocèses
On fait venir des prêtres de l’étranger pour suppléer au manque de prêtres français mais on n’est pas dans une répartition selon les véritables besoins, on les place là où il y a la possibilité de les accueillir d’un point de vue financier (qui est important). Ce ne sont pas eux qui décident forcément de venir et ce sont les accords entre diocèses qui structurent leur venue. D’où des conditions d’accueil différentes : certains diocèses vont savoir les accueillir, avec de l’accompagnement, d’autres moins.
Même si on les a prévenus et qu’ils ont de la famille en France qui leur a dit que la France était un pays sécularisé où la pratique n’était pas du tout la même, il n’empêche qu’il y a toujours un choc culturel quand ils arrivent. Toute population en expatriation vit ce choc culturel, ce n’est pas le fait de ce groupe particulier. La différence ici est que ce choc n’est pas seulement culturel mais statutaire avec une situation qui est vécue comme dévalorisée. Autant le prêtre peut être vu pour la plupart d’entre eux dans leur pays comme un notable ou un futur notable, une personne importante à qui les gens vont aller demander des conseils, qui a un rôle assez important voire structurant … autant ils se rendent compte en France combien le statut de prêtre est peu valorisé. Avec même, suivant les endroits où ils vont aller, une logique d’invisibilisation de leur statut : s’ils ne sortent pas de leur presbytère, s’ils ne vont pas à la rencontre des fidèles, il se peut qu’ils passent des journées quasiment entières sans rencontrer qui que ce soit … En dehors même du choc culturel, il leur faut comprendre comment on organise les relations sociales en France, comment on se situe dans l’espace avec la question toute simple : pourquoi suis-je ici ? Car assez rapidement, tous me disent qu’ils s’interrogent sur le sens de leur venue. Ils s’interrogent sur des registres émotionnel, narratif, théologique et psychologique pour essayer de retrouver un ensemble de réponses à travers ces différents répertoires dont ils disposent.
Une identité transformée par la venue en France
Pour essayer de trouver des réponses à ce qu’ils vivent, ils vont dans un premier temps s’appuyer sur d’autres collègues qui vivent les mêmes situations car ils sont aussi dans ces logiques migratoires. Ils vont très peu s’en ouvrir à leurs familles. C’est ce qu’on retrouve dans les logiques classiques de migration classique où on ne dit jamais tout à sa famille. Être très en lien avec leurs collègues, échanger un certain nombres d’éléments avec eux et s’appuyer sur eux va leur permettre de commencer à entrer dans leur statut en France et de travailler leur identité individuelle. Cette identité, transformée par leur venue en France, est de plus en plus transnationale, c’est-à-dire à la fois appuyée sur leur pays d’origine (incarné ici par les collègues en France ou au pays) et en train de se travailler en France. Ces superpositions entre l’identité transnationale et l’identité en train de se retravailler sont d’autant plus fréquentes qu’elles sont portées par les outils numériques (Internet mais surtout par des réseaux de type WhatsApp) permettant d’avoir un lien relativement constant avec l’ailleurs, l’autre pays. Il y a un processus identitaire qui bouge tout en étant en lien avec différents espaces territoriaux, et donc une intégration différentielle.
L’organisation de leur pratique religieuse est un autre élément important. Ils pensent qu’ils parlent la même langue que les Français mais très régulièrement, des paroissiens et paroissiennes plutôt âgés vont faire des commentaires sur leur accent. Ce qui est révélateur de la manière dont on conçoit la migration en France car on n’est pas si habitué à ce qu’il y ait une pluralité dans la manière de s’exprimer en français : le français ne peut être dit, entendu que d’une certaine façon. Alors qu’il y a bien longtemps que les Britanniques ont fait leur deuil de l’idée que tout le monde parlait le même anglais qu’eux, on est en France dans une espèce d’imaginaire où il n’y aurait qu’un français et que la francophonie correspondrait au français de France. Grâce à cette population de prêtres étrangers, il y a une diffusion de ce français venu d’ailleurs, travaillé, par exemple sénégalisé, avec d’autres expressions, d’autres imaginaires qui amènent à des effets de déplacement pour les fidèles français (s’ils jouent le jeu) comme pour les prêtres étrangers (qui se rendent compte eux aussi qu’il y a d’autres manières de travailler cette francophonie).
Comment gérer le décalage ?
Comment gèrent-ils ce décalage ? Ils ont généralement une période de remise en question, d’interrogation sur comment le surmonter. Ils vont très souvent essayer de renverser la situation en disant : « Si nous sommes ici, c’est parce que nous y avons été envoyés par Dieu. C’est une sorte de chemin de croix que nous devons vivre. Et même si cela n’a pas forcément de sens, nous devons l’accepter et vivre avec ». D’autres vont dire (il y a une pluralité de profils donc d’interprétations de leur situation) : « Si nous sommes ici, c’est justement comme des missionnaires. Puisque nous sommes les missionnés, c’est nous qui sommes les porteurs du christianisme juste, celui qui a été préservé, n’a pas été trop tiraillé ou travaillé par la modernité. Si nous venons en France, c’est pour le ramener, le faire revivre sur le territoire français ». Certains peuvent en effet se vivre comme missionnaires, ce qui peut se faire en affinité avec la nouvelle interprétation de l’Église catholique, présentée comme Église par nature missionnaire. Certains vont être dans cette logique-là avec même la volonté d’évangéliser certaines populations françaises, d’aller davantage dans certains quartiers paupérisés, en considérant que le catholicisme tel qu’il est présent en France n’est pas assez actif ni présent dans tous les territoires français. Car ils trouvent que certaines classes sociales sont plus représentées que d’autres et qu’il faudrait aller au contact de ces autres classes sociales.
Un effet d’hybridation
Enfin, contrairement souvent à l’idée qu’on pourrait avoir, une partie d’entre ceux que j’ai pu suivre sont revenus dans leur pays. Et en revenant, il y a bien évidemment un effet d’hybridation avec ce qu’ils ont vécu en France et qui (me disent-ils) retravaille toutes les questions de mémoire : mémoire de la colonisation et mémoire de l’évangélisation. Tout en étant dans un nous collectif, ils s’interrogent sur la manière de vivre une théologie qui serait proprement adaptée au territoire dans lequel ils sont présents, au diocèse auquel ils sont rattachés : comment maintenir la tension entre le local et le global pour pouvoir se requestionner sur leur identité catholique alors qu’ils ont eu et pu découvrir d’autres manières de faire ?
On oublie une importante question numérique : il y a beaucoup plus de vocations catholiques en Afrique qu’en Europe mais si on fait des calculs au kilomètre carré, on se rend compte qu’il y a encore actuellement beaucoup plus de prêtres présents en Europe qu’en Afrique. L’argument selon lequel il y a plus de prêtres en Afrique et qu’on peut les faire venir en Europe sans fragiliser les Églises africaines ne tient donc pas complètement la route et commence de fait à être questionné. Y compris au niveau du Vatican où il y a un ensemble de réflexions là-dessus et où on se demande comment aider l’Europe à repenser sa propre organisation en période de crise des vocations sans faire forcément appel (en tout cas pour un temps si long) à des prêtres venus d’ailleurs.
Vue des intervenants lors du webinaire © Défap
Jean-Pierre Anzala
Merci pour cette première intervention où l’on voit les conséquences d’un processus de transformation identitaire sur le fait même de s’identifier comme être missionnaire ou missionné. La parole est à Adrien Franck Mougoué pour lequel ma question est : l’implantation des communautés de l’Église presbytérienne camerounaise constitue-t-elle un mouvement missionnaire organisé en France, en Suisse ou en Belgique ?
Adrien Franck Mougoué
Je tiens à remercier le Défap de nous avoir associés à cette première édition des « Jeudis du Défap ». Les enjeux sont énormes et j’espère que ces échanges permettront de les éclaircir davantage. La mission inversée est une thématique que j’ai découverte lors de mes travaux de terrain pour la rédaction de mon mémoire de Master. Je m’étais rendu compte de l’existence des communautés presbytériennes camerounaises en Europe et ce qui avait attiré mon attention était que l’Église centrale au Cameroun en avait une connaissance très limitée. Je m’étais alors dit qu’il pouvait être intéressant de faire connaître le fonctionnement et l’évolution de ces communautés dans les sociétés francophones européennes (France, Suisse et Belgique) et leur rapport à l’Église centrale de 1989 à 2018.
Beaucoup de Camerounais se dirigent vers les pays francophones
La migration est un phénomène vieux comme le monde et les études en missiologie datent aussi d’un certain temps. Dans le phénomène de diffusion du christianisme à partir du 19e siècle, la trajectoire est celle de la colonisation du Nord vers le Sud. Les sociétés et entreprises missionnaires ont foisonné en Afrique et plus particulièrement au Cameroun : aussi bien européennes qu’américaines, aussi bien protestantes que catholiques. Parmi elles, la mission presbytérienne américaine (MPA), qui s’installe précisément en pays Bulu (1), au Sud du Cameroun dès 1879. On doit à l’objectivité de dire que la présence de la MPA sur les côtes camerounaises remonte aux années 1850, où les premiers missionnaires américains en provenance du Liberia commencèrent l’œuvre d’évangélisation depuis Batanga, banlieue de Kribi (ville côtière du Sud Cameroun), en évoluant jusqu’au pays Bulu. Elle évangélise cette partie du Cameroun et permettra plus tard, en 1957, la naissance de l’Église Presbytérienne Camerounaise (EPC). Par ailleurs, avec les grandes vagues migratoires que l’Afrique connaît à partir des années 1980 et 1990, on observe une inversion des rôles et des pôles dans la dynamique d’expansion du christianisme : la situation d’instabilité politique dans la majorité des États africains nouvellement indépendants pousse de nombreux Camerounais à chercher de meilleures conditions de vie ailleurs. Étant donné le passé colonial, beaucoup de Camerounais se dirigent vers les pays francophones où des familles sont déjà présentes et peuvent les accueillir. De fait, ils emportent avec eux, de manière intrinsèque, un legs culturel et cultuel dans les pays d’accueil.
Une fois en Europe, de petits groupements se constituent. Dans la majorité des cas, l’initiative vient d’une figure charismatique à l’exemple de l’Ancien d’Église, comme Jean Calvin Tchek, leader fondateur des communautés EPC en France, qui, avant d’arriver en France, était déjà consacré ancien d’Église au Cameroun. Venu en France comme professionnel dans le domaine de la santé, il intègre l’hôpital de Rothschild après une période de recyclage et de formation. Un jour, lors d’un repos, il reçoit une vision lui demandant de continuer son élan évangélique entamé au Cameroun. Il en fait part à son épouse et à ses confrères camerounais de l’Église qui prennent cet appel au sérieux. Ils se regroupent en un petit comité pour lui dire que s’il a reçu une pareille vision du Seigneur, il faut la mettre en pratique et ne pas la négliger. Il rend alors visite aux familles présentes sur son territoire qui l’invitent pour des prières lors des anniversaires, mariages ou funérailles. Le groupe grandit et ils finissent par se dire qu’il ne suffit plus d’aller dans les familles ou de louer des salles : il faut trouver un lieu fixe où accueillir ce grand nombre de fidèles et un label pour pouvoir créer une association cultuelle en France. C’est ainsi que va naître l’Association cultuelle des Camerounais en France.
À un moment, ces communautés éprouvent le besoin d’être reconnues comme Église presbytérienne établie en France
Cela met en jeu tout un processus. Cette association culturelle accueille et aide désormais les nouveaux arrivants camerounais en France, légaux comme illégaux, dans leur processus d’insertion et démarches administratives, et aussi ceux qui étaient en recherche de repères culturels ou sociaux à retrouver les leurs, les confrères camerounais à continuer l’évangélisation au sein du groupe des nouveaux arrivants et déjà présents. L’association fut domiciliée dans un bâtiment de l’Église Réformée de France (ERF) situé dans le 14e arrondissement de Paris. Les nouveaux arrivants intègrent donc cette association où ils peuvent assister au culte presbytérien avec les repères et les pratiques propres aux peuples Bassa (2) et Bulu du Cameroun.
À un moment, ces communautés éprouvent le besoin d’être reconnues comme Église presbytérienne établie en France avec pasteurs, conseils des anciens et sections (paroisses), comme cela existe au Cameroun. Dans la configuration de l’Église presbytérienne camerounaise, le pasteur est le premier modérateur ou responsable de la section. Le souci se pose que certains arrivants se sont familiarisés au culte et au fonctionnement de l’ERF où l’organisation est moins cléricale puisqu’un laïc ou un ancien d’Église peut être responsable de la section. Deux tendances voient alors le jour : d’un côté l’EPC « amendée » qui s’adapte aux pratiques de l’ERF, de l’autre l’EPC « originale », qui conserve les habitudes camerounaises. Lors de l’AG de l’association, l’EPC « originale », groupe de l’A/E Jean Calvin l’emporte et se sépare de l’autre groupe, qui par la suite va chercher des lieux de culte dans les hôtels, les familles ou d’autres associations africaines.
Au début des années 1970, l’Église presbytérienne américaine avait invité un représentant de l’EPC aux États-Unis pour réfléchir au fonctionnement de l’Église au Cameroun. Le secrétaire général de l’époque a donc entrepris ce voyage et fait escale en France où il est entré en contact avec ces communautés dissidentes et s’est entretenu avec leurs fidèles. Il a vu le nombre grandissant des fidèles et ceux-ci vont lui proposer de créer et diriger une communauté presbytérienne camerounaise reconnue par l’Église mère et en lien avec elle. Il n’a pas refusé la proposition mais est reparti vers les États-Unis. Au retour, il a de nouveau fait escale à Paris où le dimanche, il a assisté à un culte dans une salle d’hôtel. Il a été très impressionné par le nombre des fidèles qu’il avait devant lui et a promis de faire des démarches pour qu’elle soit reconnue par l’EPC. L’initiative est donc venue des fidèles, pas de l’Église mère au pays. Revenu au Cameroun, le secrétaire général a entamé des démarches et envoyé une commission en France pour essayer de voir comment rassembler tous ces fidèles issus de l’EPC (ceux de l’EPC amendée et ceux de l’EPC originale) dans une seule Église Presbytérienne camerounaise en France. Certains fidèles de l’EPC amendée ont alors rejoint ceux de l’EPC originale parce qu’ils ont ressenti le besoin de revenir aux valeurs culturelles et cultuelles camerounaises, de pouvoir chanter ou prêcher en bassa ou en bulu. Une troisième tendance intermédiaire entre les deux autres pourrait s’observée, celle ni amendée, ni originale, qui restait neutre de tous les agissements et portait d’une vision critique l’acte de reconnaissance du SG de l’Église.
C’est en 1989 que la première communauté de l’Église presbytérienne camerounaise établie à Paris a vu le jour sous la dénomination de Pek Nyambe, qui signifie Sagesse de Dieu en bulu. Elle a grandi et attiré beaucoup de fidèles autour d’elle. Les responsables restés à l’écart critiquent l’action du secrétaire général de l’EPC en disant que selon les textes de l’Église, seuls les consistoires régionaux sont habilités à établir une communauté et déléguer un pasteur (alors que dans ces mêmes textes, la seule personne habilitée à représenter l’Église à l’international est le secrétaire général et que les consistoires n’ont de responsabilités qu’au niveau camerounais). De fait, ils affirment l’illégalité de cette première communauté établie, et font appel au consistoire de leur région ecclésiastique qui envoie sa propre délégation sur place. Une deuxième communauté a alors vu le jour (celle de Sinaï Paris) puis deux autres dont la communauté Libomna.
L’EPC, une Église marquée par un fond ethnique, tribal
Les communautés s’appuient sur des textes mais il faut aussi voir l’aspect culturel. La particularité de l’Église presbytérienne camerounaise est que c’est une Église marquée par un fond ethnique, tribal. On peut y rencontrer des fidèles qui disent : « Moi, je ne vais pas à cette paroisse parce que ce sont des Bassa », « Moi je ne vais pas à cette paroisse parce que ce sont des Bulu ». Et la paroisse est en face de leur domicile ! … Ils préfèrent utiliser plusieurs modes de transport pour aller faire un culte où ils vont se sentir avec les leurs, pouvoir chanter dans leur propre langue. Ce problème au Cameroun se retrouve en Occident et c’est ainsi que l’on assiste à la multiplication des paroisses un peu partout en France (à Lyon, Orléans, Paris …), en Suisse, en Belgique. Par exemple, les communautés de Suisse sont majoritairement fréquentées par des populations Bulu, ce qui fait que quand des Bulu arrivent, ils intègrent la communauté. Les Bassa aussi mais dès que leur groupe est un peu plus conséquent en effectifs, ils vont se séparer pour créer leur communauté ou leur Église en disant : « Nous aussi, nous sommes une Église presbytérienne ». Le fond culturel, la langue ont donc un fort impact sur la constitution des communautés dans l’Église Presbytérienne Camerounaise.
Vue des intervenants lors du webinaire © Défap
Reste la question de savoir s’il y a en même temps un élan missionnaire. Selon plusieurs spécialistes des religions, historiens, théologiens ou encore missiologues, la mission est l’annonce de l’Évangile à ceux qui ne l’ont pas encore reçu et son partage (approche théologique). C’est l’approche la plus plausible pour ce qui nous concerne mais un dictionnaire aborde la mission comme « ambition de l’implantation de l’Église ». Si les Camerounais qui ont émigré vers l’Europe l’ont fait pour implanter l’Église en Occident, peut-on parler de mission inversée ? Au-delà de cette implantation, quelles sont les relations entretenues avec les Églises sœurs ? Tiennent-elles un discours interculturel ou œcuménique ? Vont-elles vers l’autre pour convertir des populations occidentales ou bien leur ambition se limite-t-elle aux ressortissants camerounais qui arrivent ?
Ce sont des questions qu’il va me falloir creuser davantage pour la la suite de ma recherche, mais ce qu’on peut premièrement observer sur le terrain est qu’au départ, la religion ne faisait pas partie des projets migratoires. Pour beaucoup, les Camerounais ont migré pour diverses raisons professionnelles, familiales, éducatives, etc. Ce n’est qu’une fois arrivés en terre d’accueil que les besoins d’encadrement spirituel se sont faits ressentir et que l’initiative a pris corps.
Les communautés presbytériennes camerounaises pensent d’abord à évangéliser les ressortissants camerounais
Deuxième observation : dans le monde protestant en général et l’Église Presbytérienne Camerounaise en particulier, les initiatives missionnaires viennent des fidèles. Il s’observe aussi qu’en contexte migratoire, les personnes consacrées ou hommes d’Église (pasteurs, Ancien d’Église) perdent parfois de leur statut de prestige qu’ils revêtaient dans leur société de départ. Le discours de l’Église centrale aux fidèles installés à l’étranger est : « Mettez sur pied une communauté ! Débrouillez-vous pour trouver un moyen … Et lorsque vous serez bien structurés, faites-nous signe et nous viendrons entamer des démarches pour des reconnaissances au niveau institutionnel, soit avec des organismes au niveau de la France ou de la Suisse, soit avec des Églises sœurs au niveau du Cameroun ». C’est le schéma en ce qui concerne les nouvelles paroisses étrangères de l’Église Presbytérienne Camerounaise, mais aussi pour beaucoup d’autres Églises dans le paysage protestant français : les communautés kimbanguistes, évangéliques camerounaises, malgaches, coréennes et bien d’autres … C’est une particularité dans un monde protestant qui ne respecte pas forcément une structure très cadrée et contrôlée pour fonder des communautés.
Pour terminer, on dira que dans leur discours, les communautés presbytériennes camerounaises pensent d’abord à évangéliser les ressortissants camerounais avant de toucher la société européenne. Mais cela n’empêche pas que ces communautés soient ouvertes aux relations œcuméniques, à l’interculturalisme avec d’autres communautés, institutions ou organismes. Il va falloir à mon avis encore un grand travail de structuration, dialogue et communication pour aider ces communautés à mieux s’intégrer à la société d’accueil dans laquelle elles se trouvent.
(1) Le bulu (ou boulou) est une langue bantoue parlée par entre 1 et 2 millions de locuteurs, principalement dans la région Sud du Cameroun le long des frontières avec le Gabon et la Guinée Équatoriale (il est apparenté aux langues fang parlées dans ces pays). Il a été codifié par l’Église presbytérienne camerounaise qui en a fait une de ses langues de prédication et d’enseignement.
(2) Le bassa (ou basaá) est une langue bantoue parlé dans la région d’Édéa et de Douala.