Méditation du jeudi 30 septembre. Nous prions cette semaine avec notre envoyée en Égypte.

Rembrandt, Le bon Samaritain © Wikimedia Commons

« Le commandement le plus important, c’est : « Toi dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ton intelligence. » C’est le plus important et le premier des commandements. Et voici le deuxième commandement, qui est aussi important que le premier : « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même. » Toute la loi de Moïse et tout l’enseignement des prophètes dépendent de ces deux commandements. » (Mt 22,37-40)

Ça veut dire quoi, « comme toi-même » ?

Pour peu que celui ou celle qui entend ça ne s’aime pas beaucoup, alors ce n’est pas exactement un encouragement à aimer les autres… Qu’est-ce que ça veut dire ? Aimer l’autre avec la même intensité qu’on s’aime soi-même ? Aimer l’autre comme on voudrait s’aimer soi-même ? Aimer l’autre sans trop y penser, parce que pour être honnête, la plupart du temps, on ne s’interroge pas tellement pour se demander si on s’aime. Dans le meilleur des cas, on se supporte, parfois on s’ignore. Ce n’est que dans les temps de grande crise que la question se pose : « comment est-ce que je m’aime ? », quels sentiments ai-je envers moi-même ?

On oscille entre la peur de s’aimer trop, et la crainte de s’ignorer complètement. Et puis il y a Pascal (Blaise), qui disait : « le moi est haïssable ». Mais en fait, la plupart du temps, on oublie la question.

Si je la pose aujourd’hui en méditant avec vous, c’est qu’elle reste importante. Aimer l’autre comme on s’aime soi-même… Si on pense en termes d’objets, c’est assez effrayant : on pourrait dire tout aussi bien « aimer le concombre comme on aime la betterave », ça marche aussi. Ou aimer la mousse au chocolat comme le tiramisu, le foot comme le rugby… Aimer quelque chose comme on aime autre chose. Soi-même, l’autre, on peut très bien les considérer comme des objets, et ça règle la question : ce truc qu’on appelle l’autre, il faut l’aimer autant que ce truc qu’on appelle soi…

Sauf que, bien sûr, nous ne sommes pas des trucs. Ni l’un, ni l’autre.

❝ Un amour qui nous a permis de survivre, puis de vivre.

Non, nous sommes des humains, c’est-à-dire des êtres de relation. Comment pouvons-nous savoir que nous pouvons nous aimer, que c’est seulement possible ? Parce que nous avons été aimés. Parce que quelqu’un d’autre nous a déclarés aimables, dignes d’amour, d’attention, de soin. Parce qu’au seul de notre vie, quelqu’un, des gens, nous ont témoigné de cet amour, avant même que nous puissions nous en montrer dignes. Un amour inconditionnel. Un amour qui nous a permis de survivre, puis de vivre. Un amour qui nous a déclaré que nous n’étions pas des trucs, ni des betteraves, ni des tiramisus, mais des êtres humains accueillis et déjà aimés, avant même que nous ayons commencé à avoir la moindre capacité à vivre par nous-mêmes. C’est ce qui a soutenu notre vie. Un amour venu de quelqu’un d’autre que de nous-mêmes.

Bien sûr, ça ne va pas de soi. Il y a des accidents de parcours, des relations ardues et parfois douloureuses. Il y a des traumatismes et des violences, ça arrive et c’est toujours un drame.

Mais c’est cet amour premier, celui des adultes qui se sont souciés de nous, qui nous a permis de découvrir qu’il y avait des choses en nous que ces proches n’aimaient pas, et qu’ils nous encourageaient à ne pas faire grandir en nous. Nous avons découvert que tout n’était pas aimable en nous. Sans que l’amour premier ne soit retiré. Alors nous avons découvert que nous pouvions nous aimer nous-mêmes, même si certaines choses en nous n’étaient franchement pas dignes d’amour. Si le chemin n’a pas été trop dur, nous avons fini par nous aimer nous-mêmes, inconditionnellement pour l’ensemble de notre être, mais avec des réserves sur les détails. C’est ce qui rend possible d’aimer notre vie, sans nous faire d’illusions sur nous-mêmes.

Voilà ce que ça veut dire, aimer l’autre comme soi-même. Sans illusions, ni sur soi ni sur l’autre. Il y a en soi comme en l’autre des zones d’ombre, des poids à porter, des maladresses et même du mal. Et pourtant, fondamentalement, l’amour reçu ne sera jamais retiré et c’est ce qui fait que je peux me sentir aimé, m’aimer moi-même, et enfin aimer l’autre.

Il paraît qu’un empereur du Saint-Empire, au 13e siècle, Frédéric II, le petit-fils de Barberousse, avait décidé de faire une expérience pour savoir quelle était la langue que parlaient les anges. Il avait imaginé que les petits enfants parleraient la langue des anges si on ne leur apprenait aucune langue humaine. Alors il a fait installer une maison pour tout un groupe de bébés nouveau-nés, avec des nourrices pour s’occuper d’eux et tout le confort matériel possible, mais en interdisant formellement aux adultes de leur adresser la parole. Il espérait avoir la réponse à sa question quand ils seraient en âge de parler. Le problème, c’est qu’aucun de ces enfants n’a vécu jusque-là. Ils sont tous morts en quelques mois, sans exception. Un être humain qui ne reçoit pas l’assurance, dans sa toute petite enfance, qu’il est un être de relation, engagé dans le langage avec un autre qui le précède et qui le reconnaît pour lui-même, comme être humain unique, cet être humain meurt.

❝ C’est l’autre nom de la grâce…

Nous ici aujourd’hui, nous arrivons plus ou moins cabossés par la vie. Pourtant, d’une certaine façon, si nous sommes en vie, si nous sommes ici ensemble ce matin, c’est parce qu’un amour premier, passé par des gestes et des paroles humaines, a permis que nous soyons en vie : un amour premier a soutenu notre vie suffisamment pour nous donner la solidité nécessaire pour la suite du chemin. Même si c’est parfois encore difficile. Tous, nous avons reçu l’assurance d’être en relation de langage avec d’autres, et surtout avec un Autre. Dieu nous assure que chacun de nous est digne d’amour, et cette assurance ne nous sera jamais retirée.

C’est cela – et rien d’autre – qui nous permet de nous tourner vers les autres, pour les aimer aussi. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ça veut dire : avec le même amour que Dieu te porte, et qu’il porte à l’autre. C’est l’autre nom de la grâce… S’aimer, aimer l’autre avec l’amour que Dieu nous porte, c’est ça l’amour chrétien.

Et puis il y a encore une chose : quand la Bible, encore et encore, nous dit d’aimer l’autre comme soi-même, elle nous dit une chose très importante. Elle nous dit qu’il ne s’agit pas de rendre à Dieu l’amour qu’il nous porte, comme si on pouvait ainsi régler une dette d’amour, comme si c’était donnant-donnant. Dieu n’exige pas le remboursement d’une dette d’amour. Il nous demande de reverser à d’autres ce qu’il nous a donné. C’est un amour qu’il ne faut pas rendre, mais accepter comme un cadeau pour soi, et rendre comme un cadeau à d’autres que nous-mêmes. Voilà pourquoi c’est vraiment une grâce : ce n’est pas un fardeau, mais un cadeau confié pour que la vie soit possible, cette autre vie, toujours à recevoir, et qui nous fait vivre, ici et maintenant, comme si nous étions déjà dans le Royaume de Dieu.

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