Comment a évolué, depuis la SMEP, la figure du missionnaire ? Quelle image en garde-t-on, quel rapport cette image a-t-elle avec la réalité – et quels ponts peut-on établir avec les envoyés du Défap qui se forment aujourd’hui ? Dans son module de formation destiné aux candidats au départ, «Visages de la mission», Claire-Lise Lombard, responsable de la bibliothèque du Défap, s’est attachée à trois parcours particuliers de missionnaires qui remettent en cause bien des idées reçues.
Claire-Lise Lombard lors de la formation des envoyés du Défap © Défap

 

Différences de profils, de parcours, d’âges, de convictions, de motivations, de lieux d’envoi, et de missions : ce qui caractérise en premier lieu les futurs envoyés du Défap que l’on trouve réunis lors d’une session de formation, comme en ce jeudi 4 juillet 2019, c’est la diversité. Une diversité qui peut sembler bien loin de l’image aujourd’hui communément répandue du missionnaire, et de ses relations ambigües avec l’ère de la colonisation…

Mais quelle réalité reflète cette image, et comment a évolué la figure du missionnaire ? A travers quelques parcours singuliers, Claire-Lise Lombard, responsable de la bibliothèque du Défap, remet en question cette image toute faite et un peu trop lisse. Le module de formation qu’elle anime, «Visages de la mission», fait émerger du passé des noms emblématiques comme ceux d’Albert Schweitzer, Eugène Casalis, Maurice Leenhardt, liés ou non à l’histoire de la Société des Missions Évangéliques de Paris, l’ancêtre du Défap ; mais il s’attache surtout à trois personnages moins connus et tout aussi révélateurs : Lucie Ablitzer, Samuel Ajayi Crowther et Thomas Arbousset, présentés en remontant dans le temps et en s’éloignant toujours plus de notre époque, pour aller de l’entre-deux-guerres aux explorations ayant précédé la colonisation. Où l’on découvre que l’engagement missionnaire peut trouver sa source dans une révolte, comme pour Lucie Ablitzer, «la gosse», emprisonnée à 17 ans en Suisse pour ses sympathies socialistes, ou comme pour Thomas Arbousset, que l’on trouve en 1830 à Paris sur les barricades… Où l’on croise des personnages qui sont tout sauf des fils de bonne famille : fille d’une famille ouvrière dans une ville industrielle de Suisse en expansion, jeune yoruba emprisonné par des marchands d’esclaves…

Ces trois figures dont Claire-Lise Lombard retrace le parcours illustrent aussi la manière dont l’engagement missionnaire était en prise avec son époque, et avec ses défis : guerres, esclavage, maladies, découvertes… Dans cette galerie de portraits, Lucie Ablitzer incarne d’abord le refus de l’horreur de la Première Guerre mondiale.

Lucie Ablitzer photographiée lors de son emprisonnement © Défap

 

Issue d’une famille anabaptiste à cheval entre la France et la Suisse, elle a un père qui travaille dans l’industrie de l’horlogerie, une mère ouvrière, un frère qui fera la guerre, et deux jeunes soeurs. En 1917, elle est à La Chaux-de-Fonds, ville toute entière consacrée à l’horlogerie, et que viennent alors de secouer les «événements de mai» : un certain Paul Graber, conseiller national socialiste, a publié dans le journal La Sentinelle un article aux accents antimilitaristes, qui lui a valu d’être emprisonné. Mais des manifestants se massent devant la prison, et cette foule hostile parvient, le 19 mai, à faire sortir le prisonnier de sa cellule. Les journaux de l’époque vont jusqu’à évoquer une «prise de la Bastille». Pas moins de 5000 soldats sont envoyés rétablir l’ordre. Le mardi 22 mai, trois jours plus tard, une manifestation est organisée au temple protestant (il s’agit de l’Église officielle en Suisse) ; Lucie Ablitzer, alors âgée de 17 ans, y prononce un discours enflammé. Convoquée par les autorités, elle est menacée d’être expulsée, étant française, est brièvement emprisonnée ; une expérience qui ne fait que renforcer ses convictions antimilitaristes, puisque le 1er juillet 1918, La Voix des jeunes socialistes publie un article signé de son nom, qui sous le titre «La guerre et la femme», dénonce l’impossibilité d’une solution militaire au conflit.

Derrière cette révolte, il y a surtout la volonté constante de venir en aide aux souffrants, qui s’illustre dans les activités de Lucie Ablitzer après la guerre : on la retrouve infirmière soignante dans des sanatoriums. Dans la lettre de candidature qu’elle envoie en 1932 à la SMEP, elle évoque sa vocation de garde-malade en décrivant l’ébranlement de la guerre, l’épidémie de grippe espagnole meurtrière qui l’a suivie, la mort de sa mère… Après une année de formation à Paris, elle sera envoyée dans une léproserie à Tahiti : Orofara. Elle y restera de 1933 à 1937, découvrant la vie quotidienne des malades, l’impuissance de la médecine, et s’efforçant, comme elle l’écrit dans ses lettres, de «faire oeuvre sociale» (en donnant aux lépreux des conditions de vie dignes de celle qu’on attend pour tout être humain), «oeuvre médicale», et «oeuvre spirituelle». «Vivre au milieu des malades d’Orofara, écrit-elle dans une de ses lettres, c’est apprendre à s’oublier pour penser au prochain». Envoyée à partir de 1938 dans une autre léproserie à Madagascar, elle voit son service de trois années prolongé de mois en mois pour cause de guerre ; et c’est à Madagascar qu’elle meurt en 1945, succombant à une brève maladie mais surtout à l’épuisement, sans jamais avoir revu, ni cette île de Tahiti à laquelle elle était tant attachée, ni son père dont elle espérait des nouvelles.

Samuel Ajayi Crowther © Wikimedia Commons

 

Le personnage suivant, Samuel Ajayi Crowther, n’est pas lié à l’histoire de la SMEP ; mais il incarne tout un pan d’histoire des missions protestantes à lui seul. Sa vie est un roman. Avant de devenir le premier évêque noir de l’histoire de l’anglicanisme, Samuel Ajayi Crowther s’appelait seulement Ajayi. Il était né, aux alentours de 1809, dans ce qui est aujourd’hui le Nigéria. Plus précisément à Oshogun, petite ville située dans la forêt en pays yoruba, assez loin au nord de la côté atlantique et de la ville de Lagos. A 12 ans, il avait été enlevé par des trafiquants d’esclaves pour être vendu à des négriers portugais. Puis libéré par la Royal Navy et envoyé à Freetown, Sierra Leone… Et c’est là, en terre étrangère, alors qu’il était pris en charge par la société missionnaire anglicane, la Church Mission Society, qu’il fut baptisé et prit le nom du vicaire de la Christ Church Greyfriars de Newgate, Samuel Crowther (un des premiers membres de la CMS). Dès lors, Ajayi devint Samuel Ajayi Crowther. Après avoir appris l’anglais, le latin, le grec, avoir eu droit à une formation à Londres et avoir été ordonné prêtre, il retrouva le pays yoruba… en tant que missionnaire.

Thomas Arbousset © bibliothèque du Défap

 

Le troisième personnage enfin, Thomas Arbousset, incarne un peu de l’esprit des découvertes qui animait alors une Europe plus désireuse d’explorer le monde que de le dominer, avant le développement des politiques coloniales, et dont on retrouve un peu de l’optimisme dans les romans de Jules Verne. Né dans l’Hérault, à Pignan, près de Montpellier, en 1810, on le retrouve à 20 ans à Paris sur les barricades de la Révolution de Juillet, et dès l’année suivante candidat au départ à la SMEP, qui le destine dans un premier temps à partir en Algérie. La formation des futurs missionnaires est alors encyclopédique : le jeune Thomas apprend l’arabe mais aussi d’autres langues du continent africain, s’initie à la cartographie, fréquente le Collège de France… Une fois rejoint son lieu de mission, il devra pouvoir être autonome, mais aussi décrire les lieu et les peuples en se faisant géographe, ethnographe, linguiste autant que missionnaire… Et pour parfaire sa formation, et le confronter à la réalité, on l’envoie bientôt prêcher dans une paroisse pauvre du nord de la France : mission au près ou au loin, il n’y a pas alors de distinction fondamentale, et les motivations pour s’occuper des populations pauvres des villes ouvrières sont les mêmes que pour aller évangéliser à l’autre bout du monde.

Finalement envoyé par la SMEP vers l’Afrique australe, il débarque au Cap en février 1833 en compagnie d’Eugène Casalis et Constant Gosselin. La station missionnaire que tous trois doivent rejoindre a été ravagée… Qu’importe : ils trouveront une autre terre de mission. Aiguillés par certaines rencontres sur place vers le pays Sotho, ils y font la connaissance d’un chef qui, devinant les appétits de colonisation des Européens qui s’avancent à travers le pays, cherche à nouer des contacts et se montre réceptif. C’est ainsi qu’est créée la première mission chez les Bassoutos ; parallèlement, Thomas Arbousset explore, décrit, amasse quantités d’observations qui donneront la matière de plusieurs publications à la précision toute scientifique ; il traduit une cinquantaine de chapitres de la Bible dans la langue séchuana… Envoyé par la suite à Tahiti par la SMEP, il y continuera ce travail en publiant notamment «Tahiti et les îles adjacentes», un ouvrage en partie ethnographique.

Lucie Ablitzer, Samuel Ajayi Crowther, Thomas Arbousset : trois parcours, trois images très différentes de la mission, montrant que la diversité des missionnaires d’hier n’avait rien à envier à celle d’aujourd’hui ; trois parcours qui illustrent aussi le fait que la mission a toujours évolué à mi-chemin entre engagements individuels et adhésion à une vision collective.

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