Buste de Marianne © Wikimedia Commons |
Les protestants ont longtemps été, en France, les meilleurs défenseurs de la laïcité, qui leur permettait d’exister dans un espace public libéré d’une traditionnelle hégémonie catholique. Mais le durcissement des débats au cours des vingt dernières années entre les tenants d’une laïcité «ouverte», et les défenseurs d’une laïcité «stricte», les a conduits à souhaiter affirmer un peu plus leur identité protestante. Le débat n’a rien de neuf : comme le notait le grand historien de la laïcité Jean Baubérot le 23 septembre 2017, invité à s’exprimer à l’Hôtel de Ville de Paris à l’occasion des 500 ans de la Réforme, «Jules Ferry parlait déjà de religion laïque pour signifier qu’il ne figurait pas parmi ses adeptes. Mais celles et ceux qui entretiennent un rapport religieux à la laïcité sont, en fait, des monothéistes séculiers, et leur Déesse-laïcité exige de ses fidèles qu’ils n’aient pas d’autres divinités devant Sa face.» Ce débat ancien a néanmoins eu tendance à être monopolisé ces dernières années par ces fameux «monothéistes séculiers», qui bien que «quantitativement minoritaires (…) dominent pourtant la scène médiatique et se croyaient, il y a quelques mois encore, hégémoniques sur la scène politique.»
Face à ces partisans d’un effacement pur et simple du fait religieux dans l’espace public (le pasteur Laurent Schlumberger, alors président de l’Église protestante unie de France, parlait d’une volonté de «laïcisation de la société, c’est-à-dire que l’espace public devienne neutre sur le plan religieux»), les mises en garde n’ont pas manqué. Lors des vœux de la Fédération Protestante de France, son président François Clavairoly s’interrogeait ainsi le soir du 24 janvier dernier, en présence du Premier ministre Édouard Philippe : «Qui peut oser penser que la spiritualité est une dimension facultative de l’existence, la transcendance un sujet d’ordre privé n’ayant aucun rapport avec l’élaboration des valeurs de notre société qui font de l’humain ce qu’il est ?». Or dans ce débat, le chef de l’État n’a pas hésité à prendre position, appelant les protestants à jouer le rôle de «vigies de la République» et plaidant ouvertement pour une laïcité ouverte, en soulignant : «Votre identité de protestants ne se construit pas dans la sécheresse d’une sociologie, mais dans un dialogue intense avec Dieu et c’est cela, ce que la République respecte.»
«Il n’y a pas de consensus sur la définition et la portée de la laïcité»
Emmanuel Macron s’exprimant lors du colloque « Protestantismes convictions et engagements » (capture écran de la conférence de presse diffusée sur Twitter) |
Le rapport que le préfet Gilles Clavreul a remis au gouvernement il y a quelques jours doit être replacé dans ce contexte de débat ravivé entre conceptions opposées de la laïcité. Titré «Laïcité, valeurs de la République et exigences minimales de la vie en société», il s’ouvre sur un constat : «force est de constater qu’il n’y a pas de consensus sur la définition et la portée de la laïcité, et que la dynamique de ces dernières années est plutôt centrifuge que centripète (…) Cette instabilité est source d’incertitudes, d’incompréhensions, parfois même de conflits». Ce travail avait été commandé en septembre 2017 par le ministère de l’Intérieur, sur la demande de l’Observatoire de la laïcité. Concrètement, Gilles Clavreul avait été chargé de faire des propositions pour améliorer la coordination des administrations publiques en matière de laïcité. Son rapport va en fait bien au-delà, traçant un tableau plutôt sombre des menaces pesant sur la laïcité qui a aussitôt provoqué de nombreuses critiques, à commencer par celle de Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité.
Gilles Clavreul n’est pas un inconnu dans ce domaine : ancien directeur interministériel de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’homophobie (Dilcrah), ce conseiller à l’Elysée de François Hollande est devenu au fil du temps un proche de Manuel Valls. Il revendique une posture engagée en matière de laïcité, quitte à sortir volontiers de son devoir de neutralité, ce qui lui a valu des passes d’arme vigoureuses sur les réseaux sociaux avec des associations comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou avec diverses personnalités comme le journaliste Edwy Plenel ou le chercheur Pascal Boniface. Il est l’un des membres fondateurs du mouvement «Printemps républicain», qui revendique une vision stricte de la laïcité.
«Islam rigoriste, catholiques intégristes, mouvements évangéliques et juifs orthodoxes»
Pour ce travail d’enquête, Gilles Clavreul a recueilli, entre le 22 octobre et le 15 janvier, de nombreux témoignages d’acteurs associatifs et d’agents de l’État. Il s’est déplacé surtout dans des départements à «dominante urbaine» (Bouches-du-Rhône, Ille-et-Vilaine, Loire-Atlantique, Nord, Bas-Rhin, Rhône, Yvelines), ainsi que dans un département rural, la Meuse. Il conclut de ses observations et des témoins qu’il a interrogés que «les manifestations d’affirmation identitaire inspirées par la religion se multiplient et se diversifient, même si les situations sont très hétérogènes d’un territoire à l’autre. (…) Les contestations de la laïcité et des principes républicains se manifestent dans des proportions nettement plus significatives dans les territoires de la géographie prioritaire de la politique de la ville». Selon lui, «ces manifestations et les perturbations qu’elles entraînent sont le fait, dans la grande majorité des cas, d’un islam rigoriste voire radical, mais concernent également catholiques intégristes, mouvements évangéliques et juifs orthodoxes». Il en conclut que «si la “laïcité dans les textes” est largement observée, la “laïcité dans les têtes”, et plus largement l’adhésion aux principes républicains, reculent par endroits». Gilles Clavreul formule en outre un certain nombre de recommandations :
- conditionner le soutien de l’État (subventions, emplois aidés) au respect de la laïcité
- former tous les agents de l’État à la laïcité d’ici 2020
- intégrer la laïcité dans les épreuves du Bafa
- établir une cartographie précise des «situations problématiques»
- établir un «corps de doctrine» sur les «atteintes à la laïcité»
Mais selon Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, ce rapport «ne répond pas vraiment à la demande initiale» et ne donne pas réellemet de piste pour une meilleure coordination des administrations publiques. Quant au travail d’enquête, il est resté assez limité et s’est cantonné à des faits déjà connus de l’Observatoire de la laïcité. Jean-Louis Bianco a critiqué notamment le fait que ce document repose surtout sur quelques dizaines de témoignages. Il a dit regretter «le manque de rigueur méthodologique de ce rapport…et la méconnaissance d’actions déjà mises en œuvre par les pouvoirs publics». Voilà en tout cas le débat relancé.
Franck Lefebvre-Billiez
Pour une rapide présentation de l’histoire et des enjeux de la laïcité en France, retrouvez ci-dessous «La laïcité en trois minutes (ou presque)», film de l’association Coexister, lauréat d’une mention spéciale du Prix de la laïcité de la République française 2016 :