Monsieur le Pasteur,

Je vous remercie des brochures et de la lettre que vous avez bien voulu m’envoyer. J’ai lu trés attentivement votre appel. Vos projets sont des plus louables et je suis sûr qu’ils seront approuvés et encouragés par tous les hommes de coeur.

Je voudrais cependant attirer votre attention sur quelques points de l’appel qui semblent aller à l’encontre de l’idée fondamentale de votre oeuvre parce qu’ils peuvent provoquer un conflit de sentiment de ceux pour qui la mission que vous entreprenez est destinée.

Avant de le faire, je vous prie de croire que ce n’est point par esprit de critique et encore moins de politesse que je m’arrête sur ces points.  Etant annamite, je sais ce que pensent les autres annamites, et je veux dans mes faibles moyens, aider tous ceux qui travaillent pour le bien de mes compatriotes à éviter les obstacles qui peuvent se produire. C’est pourquoi je dois dire sincèrement, franchement, ce que je crois vous être utile.
Comme tout ce qui est d’idéal, la religion n’a pas et ne doit pas avoir de frontière, et ceux qui se chargent de la propager doivent se placer au-dessus de tout nationalisme et de tout interêt politique ; c’est pourquoi, suivant mon humble avis, le mot “Indochine” tout court, sans adjectif, traduit l’idée de celui que nous aimons tous, et l’espoir de ceux pour qui vous voulez apprendre à l’aimer. L’adjectif “française” mis après “Indochine” donne un effet tout à fait contraire à ce que vous et nous voulons ; car l’oeuvre du Christ est, comme vous le dites, une oeuvre d’affranchissement et d’émancipation, tandis que le colonialisme, quel qu’il soit, est une oeuvre d’oppression et d’assujetissement. L’Indochine dominée ne peut être une Indochine vraiment chrétienne.

Il paraît que l’Y.M.C.A. en Indochine ne serait ouvert qu’aux anciens soldats, étudiants et fils de mandarins. Serait-il donc fermé aux masses, alors qu’elles seules ont le plus besoin de consolation et de lumière ?

Il a été écrit dans l’appel de Mr. le Capitaine Monet, que le”mensonge et la dissimulation sont pour l’annamite des habilités fort louables”. Je déplore que certaines catégories – comme il en existe malheureusement dans tous les pays et chez tous les peuples – d’annamites ont ces défauts. Mais ces défauts sont des défauts, détestables et destinés aussi bien par l’annamite que par les autres. Dire que l’annamite prend ces défauts pour des habilités fort louables, c’est à dire des qualités nationales, est un peu loin de la vérité. Vous savez que dès son enfance, l’annamite apprend le “taung” et le “tin”,  premières vertus après l’amour filial.

Un peu plus loin, il est dit que “tel trait de dissimulation ou d’égoïsme n’est qu’un résultat de principes essentiels de la “philosophie confusianiste” et de la religion bouddhiste, etc”. Je crois qu’il n’existe pour tout le monde qu’une philosophie, qu’un principe et qu’une religion, puisqu’il n’existe qu’une vérité. Nous ne sommes permis de voir cette vérité que du côté où nous sommes placés, et nous la nommons d’aprés ce que nous voyons et telle que nous pouvons la voir : Confucius ou Bouddha pour les orientaux, et pour les occidentaux : Christ.

Puisque nous avons le Bonheur de contempler ces trois lumières à la fois, ne vaudrait-il pas mieux pour vous de les aimer toutes et de tâcher de les harmoniser avec notre nature pour la rendre meilleure, au lieu de les opposer les unes aux autres ?

Mr. le Capitaine Monet dit que les ”chrétiens français doivent comprendre que le peuple annamite vit opprimé moralement (souligné dans le texte) et il souffre de cette oppression”. Cette révelation est tout à fait exacte, mais non complète parce que le peuple annamite est aussi opprimé matériellement, socialement et politiquement que moralement. On ne peut faire de lui un bon chrétien en ne soulageant qu’une part de sa souffrance, comme on ne peut rendre un homme bien portant qu’en ne guérissant qu’une partie de ses maux ; on risque au contraire de faire du malheureux un paralitique. Je suppose que les bienfaits moraux et matériels doivent marcher parallèlement, parce que les uns ne peuvent s’accomplir sans les autres. Et nous qui luttons pour la vérité, pourquoi ne dirions-nous pas toute la vérité ?

A la fin de son appel, Mr.le Capitaine Monet dit qu’il faut faire le plus possible de 3 000 étudiants de vrais chrétiens et de bons français. Il est matérielement impossible pour un homme ou une société de remplir deux missions opposées en même temps ; l’une la plus belle, la plus noble : celle d’Evangelisation, d’apprendre aux Hommes à aimer leur Dieu et leur prochain ; l’autre à “mettre en castes” un groupe d’hommes et les encourager à nier leur propre partie ou tout au moins à leur faire aimer une autre que la leur.

Etudiants ou paysans illétrés, annamites, ils sont annamites, ils doivent (le) rester. Être bons annamites n’empêche pas d’être bons chrétiens. Au contraire. N’est-ce pas que le seul homme reconnu par le Dieu c’est l’homme libre ; la seule patrie que nous devons reconnaitre, c’est l’Humanité ? Ceux qui restent les moutons dociles des maîtres du jour ne seront point dignes du Berger Eternel, par conséquent, si vous voulez trouver un vrai chrétien en Indochine, cherchez le chez le bon Indochinois mais pas ailleurs.

Monsieur le Pasteur, je sais très bien ce que les missions catholiques ont fait en Indochine et ce que les missions protestantes ont fait pour notre voisine ; la Corée, pour ne pas souhaiter de tout mon coeur que vous réussissiez à propager rapidement la religion reformée dans mon pays. Mais pour changer le moral d’un peuple surtout du peuple qui a des moeurs, des traditions et une sensibilité formées par des milliers d’années d’histoire ; il faut tout d’abord pénétrer sa mentalité. C’est pour vous faciliter cette tâche première et pour répondre à la sympathie que vous m’avez témoigné, que je me permets de vous adresser respectueusement cette lettre. J’espère que vous voudrez bien m’excuser de ma franchise et je vous prie de croire, Monsieur le Pasteur, à mes meilleurs sentiments.

 

Nguyên Aï Quâe
Paris, le 8 septembre 1921

 

 

Pour aller plus loin, visitez notre exposition virtuelle « des protestants français en Indochine »

Retrouvez l’article de Jean-François Faba et Valérie Thorin dans le numéro Afrique-Asie de mars 2017.

 

 

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