Psychologue de formation et expert de la dimension post-traumatique, Yann Jurgensen a été sollicité par le Défap pour professionnaliser une cellule d’écoute de victimes mise en place à Bangui, dans le cadre de la mission d’accompagnement pastoral de l’Église protestante Christ-Roi de Centrafrique. Il est intervenu en binôme avec le pasteur Bernard Croissant. Une expérience qui l’a profondément marqué et qu’il partage aujourd’hui avec nous, depuis son retour de Bangui.

En quoi consistait votre mission en Centrafrique ?

Après avoir été contacté par le Défap, je suis parti à deux reprises : en mars et décembre 2016. Le premier séjour avait pour objectif d’observer le fonctionnement actuel de cette cellule d’écoute et la mise à disposition de nouveaux outils. Mon second déplacement avait pour but la professionnalisation des pratiques, au moyen de suivi et de supervision.

A l’origine, la cellule d’écoute a été mise en place par des femmes africaines en 2013.

Je suis venu pour partager mes expériences et apporter des outils théoriques et des méthodes, en vue de professionnaliser la cellule et son équipe de permanents, avec beaucoup de modestie et de précautions. Sur place, j’ai fait dans un premier temps du suivi individuel des victimes et dans un second temps de l’accompagnement des écoutants. Cette dizaine de personnes, empreintes de bonne volonté et d’empathie, sont elles-mêmes des victimes traumatisées par les évènements.

L’objectif de cette structure est l’écoute et l’accompagnement des victimes des exactions. Ce sont essentiellement des femmes et des enfants, à 90 %. Le traumatisme des femmes est direct (par les viols et les exactions). Celui des enfants est indirect (ils ont été spectateurs des évènements). Quel que soit le cas de figure, ces personnes ont besoin d’être écoutées et accompagnées.

La dimension interculturelle est essentielle pour comprendre et améliorer le fonctionnement de cette cellule et apporter des méthodes qui soient spécifiques et qui répondent à la fois aux besoins, aux attendes et aux référentiels des Africains.

 


Equipe de la cellule d’écoute, déc 2016, DR

 

Comment avez-vous collaboré avec le pasteur Bernard Croissant sur place ?

Dans ce type de cellule de soutien psychologique et d’écoute, le travail en binôme pasteur-psychologue est essentiel. Il s’agit dans ce type d’approche, de concilier la foi, la théologie et la dimension psychologique.

La population en RCA est éminemment croyante. L’acceptation de l’approche psychologique va de pair avec la déclinaison du principe du religieux. Car croire permet aussi aux personnes de cicatriser leur traumatisme.

 

Retournerez-vous à Bangui ?

Oui, il est déjà prévu que j’y aille en mars et en décembre 2017. Pour après, on verra… Il faut consolider le tout et développer une approche psychologique de qualité.

En dehors de l’aspect thérapeutique, nous allons aussi développer la mise en place de projets professionnels et la prise en charge médicale des femmes.

Le projet permet de tourner la page du traumatisme, de cicatriser et de reconstruire un autre avenir. Mais il nécessite un financement.

La question de la loi est aussi importante. Dans le labyrinthe juridique, porter plainte et accéder à ses droits n’est pas chose aisée.

 


Yann Jurgensen dans son cabinet à Colmar, DR

 

Que retenez-vous de cette mission ? En quoi vous a-t-elle marqué ?

Ce qui m’a marqué c’est le courage de ces femmes victimes et leur capacité de reconstruction. Ce qui prouve bien que ce sont les personnes et leurs actions au quotidien qui font reculer la pauvreté, la misère, la souffrance…

Il y a aussi sur place beaucoup de talents individuels et collectifs, une grande capacité de résilience et de reconstruction des choses. Il n’y a pas de haine mais juste la volonté qu’il y ait une société juste pour tous.

Dans ce contexte, l’attente de justice et d’exemplarité est très importante. Elle seule pourra endiguer cette dynamique perverse de corruption et d’impunité.

De manière plus générale, ce qui fait avancer une société c’est l’éducation. Il faut que les enfants puissent aller à l’école et que l’espérance perdure. Pour cela il faut financer les études et cela, pour nous autres européens, n’est pas grand-chose : 60 euros par enfant et par an pour la petite école.

Durant ma mission, j’ai rencontré de nombreuses victimes, j’étais préparé à pouvoir les écouter et les accompagner. Mais un évènement m’a profondément marqué, peut-être parce que je ne m’y attendais pas. Je me souviens d’un petit garçon de 7 ans qui est venu au centre. Il n’allait pas encore à l’école alors qu’il souhaitait y aller et que son année scolaire avait été financée.  Dans l’optique d’une scolarité proche, je lui ai offert mon stylo à bille. Au moment où je lui ai donné, il a répété plusieurs fois un mot à voix basse. Je n’ai pas compris sa remarque. Puis il a répété le mot plus fort. Mon stylo lui faisait penser à un objet qu’il avait vu…un missile ! Sa réflexion m’a profondément secoué. Je me suis dit : « alors qu’un stylo sert à construire le monde, il évoque ici la mort qui descend du ciel et qui tue ».

Dans ce type de mission, j’ai entendu beaucoup de choses difficiles mais cet épisode restera toujours gravé dans ma mémoire.

 

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