Ludovic Fiomona, vice président de l’Église Protestante Christ-Roi de Centrafrique © Franck Lefebvre-Billiez pour Défap

On parle fréquemment à propos de la République centrafricaine de violences intercommunautaires meurtrières ; mais la capitale, Bangui, est généralement épargnée. Jusqu’au 1er mai dernier, lorsqu’une attaque contre l’église Notre-Dame de Fatima a fait 16 morts et 99 blessés, suivie par des affrontements qui ont provoqué 8 morts et 71 blessés de plus. Que s’est-il passé ?

Ludovic Fiomona, vice président de l’Église Protestante Christ-Roi de Centrafrique : Il y avait déjà eu une première alerte au cours du mois précédent, avec des violences autour de PK5, quartier qui représente le poumon économique de la capitale et où se trouve rassemblée la plus grande partie des musulmans habitant encore à Bangui. Le secrétaire général de notre Église, qui habite dans ce secteur, a dû se mettre à l’abri. Il faut dire que depuis les violences de 2013-2014, la plupart des musulmans de la capitale ont fui, étant en minorité dans la ville et s’estimant menacés ; et PK5 représente une sorte d’enclave où les forces de maintien de la paix de la Minusca [Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation en République Centrafricaine] ne parviennent pas à désarmer les gangs. Le chef d’un de ces gangs, qui se fait appeler le «général Force», a mis le quartier en coupe réglée et rançonne les commerçants ; tout en prétendant être à la tête d’un groupe d’auto-défense censé protéger PK5 des incursions des chrétiens… Tout a dégénéré le 8 avril, lorsque la Minusca a tenté de l’arrêter. Non seulement elle n’a pas pu le mettre hors d’état de nuire, mais il a réussi à haranguer la population pour retourner la situation, prétendant que les musulmans de Bangui étaient attaqués ; les jeunes du quartier ont dressé des barricades, attaqué les blindés de la Minusca, mis le feu à un commissariat… Lui s’est sauvé. Et depuis, il nargue à la fois les Nations-unies et le président Faustin-Archange Touadéra, laissant entendre qu’il pourrait aller jusqu’au coup d’État s’il était de nouveau menacé.

Et le 1er mai ?

Ludovic Fiomona : C’est ce jour-là que les violences ont atteint un paroxysme. Face aux tensions, les forces de maintien de l’ordre avaient été déployées pour sécuriser en priorité le défilé des travailleurs devant le corps diplomatique et devant le chef de l’État. Mais au même moment avait lieu dans le troisième arrondissement une cérémonie solennelle à l’église Notre-Dame de Fatima ; les fidèles étaient si nombreux qu’ils parvenaient à peine à entrer dans la cour. L’église avait déjà été attaquée pendant la guerre civile en 2014, il y avait eu 15 morts. Et c’est justement près de Notre-Dame de Fatima, voisine de PK5, qu’un lieutenant du «général Force» a été identifié en ce jour du 1er mai, alors qu’il voulait acheter de l’alcool. Les gendarmes ont tenté de l’arrêter, il leur a tiré dessus avant de fuir pour alerter son groupe. Une foule en colère est alors sortie de PK5 pour se déchaîner contre l’église. On a tiré sur les fidèles, lancé des grenades ; les militaires de la Minusca qui protégeaient la cérémonie, en sous-effectif, ont rapidement cédé et se sont repliés. Après, tout s’est enchaîné : des jeunes du quartier de l’église Notre-Dame de Fatima, sous le coup de la colère, ont bastonné à mort deux jeunes musulmans qui sortaient d’une entreprise de téléphonie, et qui n’avaient rien à voir avec ces violences…Un deuil national de trois jours a été organisé, à l’issue duquel la société civile, pour manifester son refus des violences et interpeller les autorités, a organisé une opération ville morte et des concerts de casseroles la nuit. L’archevêque Dieudonné Nzapalainga [l’un des trois «saints de Bangui», avec le pasteur Nicolas Guerekoyame-Gbangou et l’imam Omar Kobine Layama] ainsi que le chef de l’État et le Premier ministre se sont exprimés, le calme est revenu ; mais le quartier PK5 est toujours bouclé, les déplacements limités.

Exemple de soutien aux victimes : les responsables de la cellule d’écoute psychologique de l’EPCRC, mise en place avec le soutien de la Cevaa et du Défap © Défap-Cevaa

Que penser de ces résurgences des tensions entre chrétiens et musulmans ? Diverses Églises, dont la vôtre, ont lancé depuis 2015 des programmes de soutien aux victimes des violences, indépendamment de leur religion, avec notamment le soutien du Défap et de la Cevaa ; ainsi que des programmes de reconstruction en faveur de la jeunesse (Centre de la Jeunesse, écoles) pour aider le pays à se relever… Comment éviter que tout ceci soit menacé ?

Ludovic Fiomona : Le Défap, la Cevaa et de nombreuses organisations ont déployé beaucoup d’efforts pour encourager la cohésion sociale et soutenir le vivre-ensemble en Centrafrique ; les responsables religieux que l’on appelle aujourd’hui les «trois saints de Bangui» ont plaidé la cause de la RCA dans le monde entier pour obtenir un soutien international afin d’aider à ce projet ; et pourtant, la cohésion sociale n’est pas acquise. Des gens dangereux peuvent toujours instrumentaliser le religieux à des fins personnelles ; et le gouvernement démocratiquement mis en place reste fragile et menacé. Car la méfiance demeure : il ne peut pas y avoir de paix sans justice ni réparation. C’est ce que doit faire la commission Vérité, Justice, Réparation et Réconciliation (1) ; mais il y a derrière les groupes armés de tous bords des intérêts qui s’y opposent, car cela signifiera la fin de leur impunité. Faire justice et protéger les minorités, voilà ce qui est nécessaire pour réussir à obtenir un désarmement réel des groupes armés.

Propos recueillis par Franck Lefebvre-Billiez

(1) Après les violences des années 2013-2014, des consultations populaires et un forum organisé à Bangui en 2015 ont débouché sur la mise en place de comités locaux de paix et de réconciliation (CLPR) dans toute la République centrafricaine. Il a également été prévu de créer, sur le modèle de l’Afrique du Sud après l’apartheid, une commission Vérité, Justice, Réparation et Réconciliation ayant pour mission de lutter contre l’impunité. Sa mise en place a bénéficié du soutien de deux organisations sud-africaines, l’Institut de transformation de l’initiative (ITI) et l’Institut pour la justice et la paix (ISP).
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