Valérie Thorin raconte son expérience au camp de Grande-Synthe.

Camp de Grande-Synthe, 2016, DR

Camp de Grande-Synthe, 2016, DR

 

À quoi rêve-t-elle, cette famille syrienne en promenade, l’homme et la femme, leurs trois enfants et une dame plus âgée à leurs côtés ? Marchant silencieusement le long de la grève, ils regardent davantage la mer que leurs bambins trop sages, qui leur donnent la main. À quoi rêvent-ils, ces deux Afghans accroupis sur un remblai du nouveau camp de réfugiés de Grande-Synthe ? Leur ombre ressemble à celle du commandant Massoud méditant devant les montagnes plissées dominant la vallée du Panchir. À quoi rêvent-ils, ces trois jeunes Syriens dans la force de l’âge, le regard dur et fixe ? Ils ont vu leur ville bombardée par le pouvoir de Damas, attaquée par les islamistes, puis par les Russes, espionnée par des drones non identifiés, réduite en poussière, les obligeant à fuir droit devant sans plus savoir à qui faire confiance. À quoi rêve-t-il, cet homme du PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, dont il a tagué le logo sur sa baraque en planches ? Il a traversé à pied toute l’Europe orientale, payé prix d’or des passeurs pour enjamber les frontières, dormi sous des cartons, mangé des racines et le voilà ici, à Dunkerque, presque au terme de son voyage. À quoi rêvent-elles, ces fillettes timides, qui se courbent et entrent à pas de loup dans la tente de l’école du camp ? Elles savent qu’elles ont échappé à la tyrannie des islamistes, dont l’objectif est de les contraindre à rester cloîtrées, illettrées et soumises, chez leurs parents puis chez leur mari. À quoi rêvent-ils ces Iraniens yazidis, pourchassés par islamistes, chiites, sunnites, au motif qu’ils seraient des « adorateurs du diable », et même par les chrétiens, qui les considèrent comme des hérétiques ? Passés les monts Zagros, ils ont longé le Tigre jusqu’à Kirkouk, capitale de l’ancienne Mésopotamie, erré jusqu’en Turquie où, après la barrière des monts Taurus, et l’immense plaine de l’ouest, ils ont embarqué sur un dangereux esquif pour la Grèce. Après la Bulgarie, la Serbie, la Croatie, la Slovénie et l’Italie, ils sont remontés jusqu’à Dunkerque. Un périple incroyable, de ceux dont rêvent les Occidentaux fortunés et qu’ils ont payé de leurs larmes, après y avoir englouti tout ce qu’ils avaient mis une vie à économiser.

 

Camp de Grande-Synthe, 2016, DR

Camp de Grande-Synthe, 2016, DR

 

Ils ne rêvent que de jeux et de rires, ces gamins agités et inquiets, qui roulent à toute berzingue dans le camp, juchés sur des vélos trop grands pour eux, mais si précieux pour se défouler.
Tous sont là rassemblés, dans ce nouveau camp de Grande-Synthe installé sur un terrain municipal, entre voie ferrée et autoroute. Pas le Pérou, mais tellement, tellement mieux que le camp du Basroch, situé à quelques kilomètres à peine, en bordure d’une zone résidentielle. Là, c’était l’enfer. Il n’en reste que des ruines, mais au plus fort de l’hiver, près de trois mille personnes y ont vécu, survécu plutôt. Partout, on pataugeait dans vingt centimètres de boue immonde. Des ordures, épluchures et détritus en tout genre, jonchaient le moindre centimètre carré de sol. Quelques latrines, bouchées depuis belle lurette, répandaient une odeur pestilentielle, difficilement supportable. Les reliefs de nourriture avaient fini par attirer des rats gros comme des chats, et même les corbeaux n’osaient plus s’approcher de ce cloaque. Village de tentes, de tissu et de carton, foyer de gale, de poux et de teigne, il était l’incarnation de la honte absolue, un marécage infâme. Bouleversant pour les riverains, lesquels, émus aux larmes, apercevaient les réfugiés au petit matin, grelottant et trempés, attendant silencieux et mornes un bienfaisant bol de café. « Et le soir, la puanteur et la saleté m’agressaient tant que je les haïssais… » avait confié un voisin, révélant la terrible et si humaine ambivalence de quiconque se trouve un jour confronté à la misère absolue devant sa propre porte.

 

Camp de Grande-Synthe, 2016, DR

Camp de Grande-Synthe, 2016, DR

 

L’on peut et l’on doit reconnaître à Damien Carême, maire de Grande-Synthe, d’avoir eu le courage politique et physique de faire déménager tout le monde vers le lieu-dit La Linière. L’État français ne l’y a pas aidé, bien au contraire. Là, avec le concours de Médecins sans frontière (MSF), des bungalows de bois pouvant accueillir quatre personnes, chauffables grâce à des réchauds à pétrole, ont été montés. La logistique générale a été confiée à l’association bretonne Utopia 56, spécialiste des… festivals, mais donc compétente pour gérer des milliers de personnes rassemblées en un même endroit. D’innombrables ONG, fournissant un roulement de quelque cent vingt bénévoles par jour, assurent l’entretien des infrastructures, le ravitaillement en vivres, en eau, en vêtements, en literie et autres produits de première nécessité, s’occupent également de l’adduction d’eau, de l’évacuation des déchets et du ramassage des ordures, de la santé et de l’éducation, bien sûr. MSF, la Croix-Rouge et Médecins du monde font des maraudes, il n’y a plus ni vermine, ni maladies. La solidarité joue à plein. Celle des habitants de Grande-Synthe, bien sûr, mais aussi celle de gens venus de plus loin, et même d’Angleterre.

 

Le premier camp humanitaire de France est né, le 9 mars 2016.

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