Laurent Mérer, Accompagnateur œcuménique en Israël/Palestine, témoigne.

« 27 février, matin

Le printemps est arrivé sur Hébron, ciel bleu entièrement dégagé, température encore fraîche le matin. Ab el Karim Jabary, la cinquantaine souriante, pantalon gris, pull-over marron et bonnet noir enfoncé sur la tête, un long morceau de tuyau noir dans la main en guise de bâton, fait paître ses chèvres et quelque brebis à proximité de sa maison, sur d’anciennes terrasses à demi-éboulées où survivent quelques oliviers. C’est un petit homme trapu, chaleureux, moustache poivre et sel, et barbe de quelques jours. La terre alentour qui descend vers la petite vallée Wadi al Hussain jusqu’à mi-pente appartient à sa famille depuis des générations.

 

Hébron, DR

Hébron, DR

 

Deux soldats lourdement armés, tenant leur fusil d’assaut M4 pointé vers le sol, grimpent à travers la rocaille et le rejoignent. Les deux ont la peau foncée et le visage étroit des falashas, ces juifs éthiopiens émigrés massivement dans les années 1990, après qu’ils ont été reconnus juifs par les autorités rabbiniques d’Israël. L’épopée de ces malheureux persécutés par le régime du dictateur Menghistu, misérable cohorte fuyant à pied à travers les hauts plateaux en direction du Soudan, et transférés en Israël par un pont aérien avait ému le monde entier. Leurs enfants occupent aujourd’hui la Palestine…

Les deux jeunes soldats intiment vertement à Jabary l’ordre de déguerpir avec son modeste troupeau. Les fusils restent pointés sur le sol, mais leurs gestes sont sans équivoque. Jabary ne montre aucun signe de colère, son visage reste même plutôt souriant, mais il argumente car il est dans son bon droit : à grands moulinets de bras, il pointe sa maison et la terre alentour, mais il sait depuis longtemps qu’il n’aura pas le dernier mot. En contrebas, d’autres soldats, stationnés autour d’un petit poste militaire surveille les opérations. Ils sont d’origine russe, américaine, britannique, française… on le devine lorsqu’on les croise sur la route et qu’on échange un mot ou un salut, Shabat Shalom aujourd’hui, car c’est Shabat.

 

L’histoire de la petite vallée de Wadi al Hussain est éloquente de la situation à Hébron.

La colonie de Kiryat Arba, environ 8 000 habitants aujourd’hui, est installée depuis la fin de la guerre des six-jours sur les hauteurs dominant la vieille ville, quelques centaines de mètres à peine dans le nord-ouest. En face, sur la hauteur également, mais de l’autre côté de la vallée, s’étend la colonie de Givat Ha’avot, 1 000 habitants environ.

 

Kyriat Arba, DR

Kyriat Arba, DR

 

Pour se représenter une colonie, il faut imaginer une sorte de résidence privée de maisons individuelles et de petits immeubles avec routes intérieures et installations collectives, clôturée de hautes grilles de sécurité et d’impressionnants rouleaux de barbelés, surveillée par des caméras, surplombée de miradors, et protégée jour et nuit par des gardes de sécurité et l’armée israélienne. On y accède par une lourde barrière métallique coulissante de couleur jaune au-dessus de laquelle flottent plusieurs drapeaux israéliens.

Les terres de la vallée de Wadi al Hussain entre les deux colonies appartiennent à notre ami Ab el Karim Jabary, mais les colons ont depuis plusieurs années tracé un chemin qui coupe la vallée pour joindre les deux colonies, et dans sa partie basse ils ont installé une « tente synagogue », structure métallique légère couverte d’une toile blanche, où ils descendent régulièrement prier, marquant ainsi leur intention de réunir au plus vite les deux colonies.

 

Début 2015, la famille Jabary a obtenu de la cour israélienne un jugement favorable déclarant la tente illégale, et l’armée a procédé à sa destruction. Les colons ont réagi violemment, tentant plusieurs fois de la reconstruire. Ils ont fini par y parvenir il y a quelques mois, sans réaction militaire cette fois.

La famille Jaraby attend une nouvelle décision de la cour, alors que cet épisode a entrainé un regain de tension dans les parages, avec plusieurs tirs de soldats israéliens, en réponse à des attaques « supposées » de jeunes palestiniens.

 

Aujourd’hui l’armée israélienne protège les colons qui descendent plus nombreux de Kyriat Arba et de Givat Ha’Vot pour occuper leur nouveau territoire et Ab el Karim Jabary a du mal à nourrir ses bêtes ; ce matin, il était dans la partie haute de son terrain lorsque les colons l’ont invectivé en lui criant de déguerpir ; ils ont ensuite demandé aux soldats stationnés quelques dizaines de mètres sous la tente d’intervenir pour le chasser.

 

C’est à ce moment que nous arrivons par la route qui suit le versant ouest de la vallée montant depuis le Tombeau des Patriarches, car nous surveillons régulièrement ces parages. Nous ne sommes pas mandatés pour intervenir, mais il nous revient de prévenir les autorités et/ou les organismes en charge de traiter ces évènements. Lorsque les observateurs internationaux se présentent avec leur gros 4 x 4 blanc, nous les rejoignons auprès d’Ab el Karim Jabary pour expliquer ce que nous avons vu. Son fils pose un plateau de café sur le capot du véhicule.

Nous reprenons notre patrouille vers la vielle ville, en direction du Tombeau des Patriarches dont la partie sud est synagogue et la partie nord la mosquée. Les colons portant kippa et manteau traditionnel remontent en groupe de la prière de Shabat. Plusieurs portent des fusils d’assaut à la main ou en bandoulière, d’autres de lourds revolvers à la ceinture. Des soldats sont postés tous les quarante mètres sur toute la route entre la synagogue aux colonies. Les petits palestiniens des maisons alentours qui jouent dans la rue se rangent pour les laisser passer, tandis que ceux de leurs parents qui s’aventurent à l’extérieur sont priés de stopper à distance, de soulever leur pull et de remonter leur bas de pantalon pour vérifier qu’ils n’ont pas de mauvaises intentions. Journée ordinaire à Hébron… »

 

Laurent Mérer

 

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