Madagascar : les deux malédictions de Mananjary

À Mananjary, les enfants abandonnés sont nombreux : c’est le résultat du tabou qui frappe les jumeaux. Voilà pourquoi la fondation La Cause soutient deux orphelinats dans cette seule ville du sud-est de Madagascar. Depuis le passage du cyclone Batsirai, qui a quasiment rasé la ville, La Cause s’est associée au Défap et à ADRA pour permettre à ces orphelinats de continuer à fonctionner. Pour l’heure, les besoins en nourriture sont couverts jusqu’à fin avril. Mais il faut encore reconstruire les bâtiments ; couvertures et vêtements manquent pour les enfants à l’approche de l’hiver austral… Et le drame de l’Ukraine a détourné les yeux du monde de la détresse de Madagascar. Plus que jamais, votre aide peut faire la différence.

Dégâts du cyclone Batsirai au Catja, à Mananjary © Catja

De Tananarive à Mananjary, il y a un peu plus de 500 km ; soit deux jours de trajet en 4X4 par des routes défoncées, où les parties goudronnées laissent brutalement place à des fondrières. On peut à la rigueur faire le voyage d’une traite en une vingtaine d’heures, dangereuse performance à laquelle ne se risquent que les dirigeants d’ONG étrangères venant voir l’avancée des projets sur place – car rouler de nuit expose aussi au risque d’agressions.

Le pouvoir central est loin ; d’autant plus loin que l’histoire de Madagascar témoigne d’une centralisation inachevée. Tout comme la France, le pays a connu sa période féodale : à partir du XVIème siècle, l’ethnie merina, celle des plateaux du centre de l’île, a entamé une unification progressive qui a culminé avec le roi Radama Ier, dont le projet était de fonder un « Royaume de Madagascar » uni (Fanjakan’ i Madagasikara). Mais l’ouverture du pays merina aux influences européennes à partir du XIXème siècle a profondément influé sur l’histoire de Madagascar. Si les puissances européennes ont officiellement reconnu et encouragé l’avènement de ce « royaume de Madagascar », c’est un pouvoir colonial qui s’est établi dans l’île à partir de 1896. Et les Français désormais dirigeants de l’île ont mis en place leur propre structure politique et administrative, n’hésitant pas à réprimer avec la plus grande brutalité les insurrections malgaches. Ils ont construit des routes, des voies ferrées ; mais à l’indépendance de Madagascar, le pays s’est retrouvé dans la situation d’un territoire fragmenté. À l’ethnie merina sont revenus les plateaux, la capitale Tananarive, et tous les attributs du gouvernement et de la représentation internationale. Mais les dix-sept autres ethnies que compte l’île conservent encore une forte identité. Ce n’est pas un hasard si les voies de communication sont si mal entretenues : chaque partie de l’île garde sa vie propre, et nombre de villes ou de villages fonctionnent encore en quasi-autarcie.

La loi et les tabous

L’entrée du Catja avant le cyclone © F. Lefebvre-Billiez

C’est le cas de Mananjary. La ville proprement dite compte un peu plus de 28.000 habitants, au cœur d’un bassin de population de près de 80.000 personnes ; elle donne pourtant l’impression d’une petite localité coincée entre la mer et la brousse, avec deux grandes rues parallèles à la plage. Les règles qui s’y appliquent relèvent beaucoup plus de la tradition que de la loi malgache. Et Mananjary a une image de ville frondeuse. Les gendarmes, symbole du pouvoir central, sont vus avec méfiance ; la ville a sa propre milice de citoyens, son propre tribunal coutumier. Et ses propres autorités. Dans l’histoire locale, pouvoirs spirituels et temporels ont souvent été assumés par les mêmes personnes, à la fois rois et sorciers. Aujourd’hui encore, la parole du sorcier a une forte influence. Il est le gardien de la tradition, le gage du respect des coutumes et des tabous. Mananjary se divise ainsi en une géographie occulte, qui se superpose au plan officiel de la ville : la localité compte une dizaine de tranobe, les « palais » où vivent les raiamandreny, les chefs coutumiers, et les mpanjaka, les chefs de clan. Officiellement, rien ne les distingue du reste de la population : ils peuvent être commerçants, enseignants ; mais leur influence n’en est pas moins réelle.

Parmi les tabous qui règlent la vie de Mananjary, l’un des plus durs concerne les jumeaux. L’origine de ce « fady kambana » se perd à la jonction entre l’histoire et la légende. Il ne concerne que deux ethnies vivant dans cette région du sud-est de Madagascar. L’un des plus anciens chefs de l’ethnie Antambahoaka, venu s’installer à l’embouchure du fleuve Sakaleona, au nord de Mananjary, y aurait perdu son épouse, morte en couches en donnant naissance à des jumeaux. Un drame qui se serait répété une fois le chef remarié ; puis une troisième fois à l’issue d’un deuxième remariage. Dès lors, les jumeaux auraient été déclarés maudits. Voilà pourquoi, à Mananjary, les naissances gémellaires sont un malheur – et les jumeaux tués à la naissance.

Le Catja, La Cause et les adoptions internationales

Dans la loi malgache, l’infanticide est un crime ; encore faut-il pouvoir le prouver. Pendant de nombreuses années, le tabou a ainsi perduré clandestinement. Mais à Mananjary comme ailleurs, les choses évoluent, à leur rythme propre. Des étrangers, des « Vazahas », se sont émus du sort des jumeaux maudits. En 1987, Auguste Simintramana, un chrétien étranger à ce territoire, fonda le Catja, le Centre d’Accueil et de Transit des Jumeaux Abandonnés, qui fut construit sur une terre marécageuse et inhospitalière, elle-même frappée de tabou. Il s’agissait d’y recueillir les jumeaux frappés d’interdit pour les envoyer loin de Mananjary (d’où ce terme de « Centre d’Accueil et de Transit »). Plus tard fut fondé le centre Akanay Fanantenana, à l’initiative d’Élia Rozy, un pasteur de la FJKM, l’Église réformée malgache, qui avait recueilli des nouveau-nés abandonnés devant son presbytère. Nombre de jumeaux promis à la mort purent ainsi être recueillis et confiés à l’adoption internationale. Aujourd’hui, le Catja et le centre Akany Fanantenana sont tous deux soutenus par la fondation La Cause, qui les aide financièrement et a permis l’adoption de nombreux jumeaux de Mananjary par des couples français. Voilà pourquoi les noms de Mananjary, du Catja et d’Akany Fanantenana sont bien connus d’une partie des protestants de France.

Vue des dégâts après le passage du cyclone Batsirai au centre Akany Fanantenana © La Cause

Et les autorités coutumières aussi connaissent leurs propres évolutions. Récemment, l’ancien sorcier, homme très âgé – officiellement un ancien instituteur – est décédé : c’était fin 2021, et son successeur déclarait, lors d’une cérémonie publique, que les jumeaux devaient désormais être considérés comme membres à part entière de la communauté de Mananjary.

Puis est venu le cyclone.

La saison cyclonique 2022 a débuté de manière très brutale à Madagascar, avec tout d’abord la tempête Ana, fin janvier, qui a fait plus de 40 morts et provoqué de graves inondations jusque dans la capitale Tananarive ; trois autres tempêtes ont suivi, ravageant diverses parties de l’île, jusqu’à fin février. Le plus violent de ces cyclones, Batsirai, a frappé de plein fouet la côte sud-est de Madagascar le soir du 5 février. De mémoire d’habitant de Mananjary, on n’avait jamais vu un tel déchaînement. Des vents de plus de 170 km/h, avec des rafales à 235 km/h : la ville a été pour ainsi dire rasée. Sans épargner les orphelinats : « vers dix-huit heures, témoigne le pasteur Élia Rozy, tout bascula dans des désordres indescriptibles avec bruits et fracas assourdissants accompagnés par de fortes rafales de vent et de pluie. À vingt heures, les tôles de la maison principale commencèrent à se détacher. » Au matin du 6 février, les habitants hébétés devaient retrouver une ville en ruines.

Image des effets du cyclone Batsirai, envoyée par Michel Brosille © DR

Il a fallu commencer à récolter dans l’urgence des tôles pour réparer les toits ; et de quoi se nourrir, car les pluies torrentielles et les inondations avaient détruit les cultures, comme les vents avaient dispersé les élevages et basses-cours. La rumeur a commencé à courir que la fin annoncée du tabou des jumeaux était la cause de ce déchaînement du ciel.

Une aide alimentaire jusqu’à la fin du mois d’avril

L’assistance internationale est arrivée très vite, dès que les routes ont pu être dégagées : le sud de l’île, en proie à une sécheresse intense depuis quatre ans, bénéficiait déjà d’une aide ; et les organisations internationales comme le PAM (Programme Alimentaire Mondial), anticipant les ravages du cyclone Batsirai, avaient déjà prépositionné véhicules et réserves. La Cause a lancé un projet d’assistance et de reconstruction pour le Catja et le centre Akanay Fanantenana. Dans les deux cas, il s’agit non seulement de reconstruire des bâtiments, mais aussi de pourvoir aux besoins des enfants : lits, couvertures, vêtements ont été détruits par la tempête, ainsi que les cultures vivrières et les élevages qui permettaient aux orphelinats de subvenir à leurs propres besoins quotidiens. Véronique Goy, directrice du service Enfance de La Cause, a fait appel au Défap et à ADRA, Agence adventiste du développement et de l’aide humanitaire, pour obtenir un soutien technique (évaluer le coût des réparations sur place) et des fonds. Pour sa part, l’association Les Amis du Catja, qui compte nombre de familles ayant adopté des enfants à Mananjary, a lancé un appel de fonds dès les premières heures suivant le passage de Batsirai. Et la Fondation du Protestantisme a fait de même.

Dégâts du cyclone Batsirai au niveau de la nurserie du centre Akany Fanantenana, à Mananjary © La Cause

Aujourd’hui, la population de Mananjary dépend encore entièrement de l’aide internationale. C’est aussi le cas des orphelinats. « Pour l’instant, détaille Véronique Goy, qui s’est rendue à Madagascar, des réparations provisoires ont été faites. Nous avons une aide alimentaire jusqu’à la fin du mois d’avril. Les dégâts matériels sont encore en cours d’évaluation par les ingénieurs d’ADRA. »

Mais une autre tempête menace. Bien loin de Madagascar, dans une autre région du monde dont nul à Mananjary ne connaît le nom : l’Ukraine. Là-bas, à l’autre bout de la Terre, une guerre a éclaté. Et tous les regards se sont tournés vers l’Ukraine. Des millions de réfugiés ont fui à travers l’Europe ; il s’agit désormais de les accueillir, d’organiser des opérations humanitaires pour secourir des populations civiles sous les bombes. Le drame de Madagascar a été oublié.

C’est la deuxième malédiction de Mananjary : car les besoins y sont toujours aussi criants. Au-delà des tôles à refixer sur les toits, « il y a aussi un aspect médical à prendre en compte, témoigne Véronique Goy. Les enfants ont été gravement choqués, ils sont fragiles ; les centres ont perdu ce qu’ils avaient de vêtements et de couvertures… Et l’hiver austral approche. » En France, Elsa Bouneau, directrice de la Fondation du Protestantisme, reconnaît l’écho décevant qu’a eu jusqu’à présent l’appel aux dons pour Madagascar. Alors même qu’une plateforme comme Solidarité Protestante a pour objectif, comme elle le souligne, de promouvoir des causes que l’on dit « oubliées » parce qu’elles ne sont pas directement sous les projecteurs de l’actualité.

Les relations entre protestants de France et de Madagascar sont anciennes. Le soutien de La Cause aux orphelinats de Mananjary n’en est qu’un des aspects. Des envoyés de la SMEP, l’ancêtre du Défap, ont participé à l’émergence de la FJKM. En France même, la communauté malgache est nombreuse et souvent très investie dans la vie des paroisses. Ce sont des relations de ce type, entretenues sur la durée, qui ont permis aux protestants de France d’intervenir efficacement en Haïti après le séisme de 2010, grâce à des partenariats qui existaient déjà sur place. Mananjary ne mérite pas l’oubli.

Franck Lefebvre-Billiez

 

Vos dons pour reconstruire, non seulement les bâtiments, mais l’équilibre nécessaire à la vie des orphelinats de Mananjary, sont essentiels. Vous pouvez participer en envoyant un chèque à l’ordre de La Cause, en précisant « Cyclone Madagascar », à : Fondation La Cause – 69 avenue Ernest Jolly – 78955 Carrières-sous-Poissy. Vous pouvez aussi donner par carte bancaire sur le site de La Cause ou du Défap en précisant « Cyclone Madagascar » :