La mission : un mot, une histoire

Le 10 avril aura lieu la première session des «Ateliers de la mission» du Défap. Pour cette séance inaugurale, le professeur Jean-François Zorn nous invite à quelques réflexions sur le mot même de «mission». Vous pouvez d’ores et déjà vous préparer pour ce premier rendez-vous, que nous voudrions interactif, à travers ce premier texte de présentation stimulant et en vous penchant sur les questions qui scandent la première partie de ce parcours allant des temps bibliques jusqu’à la Réformation.

« Les mots ont une histoire » dit-on ! C’est vrai. On peut faire et refaire leur histoire comme un exercice de style ou plutôt comme la nécessité de comprendre dans la longue durée les mutations successives des mots et surtout pourquoi ils mutent et ce que recouvrent ces mutations. C’est à vous préparer à ce type d’exercice sur le mot « mission » que je vous invite en vue de la conférence en visio-conférence que je donnerai le 10 avril dans le cadre des ateliers de la mission animés par le Défap : La mission : un mot, une histoire.

Pourquoi se livrer à cet exercice ? Soyons franc, le mot mission passe (encore) mal. Il est (encore) souvent associé à des notions que nous réprouvons : prosélytisme agressif, conversion forcée, colonisation subie, etc. Est-ce juste ? C’est cela qu’il faut vérifier… dans l’histoire, précisément pour se demander si nous ne serions pas (encore) aujourd’hui tributaires de ces associations malheureuses et comment en sortir afin que la mission soit à la fois fidèle à ses origines bibliques et accordée au temps présent.

Je vous propose un parcours en sept étapes :

1 • Partons du début dans la Bible : on entend dire que le mot mission n’existe pas dans la Bible. Est-ce vrai ? Pour le vérifier, si vous disposez d’une concordance des Écritures, vous constaterez que la rubrique « mission » est vide ! Et si vous allez dans vos Bibles, vous ne trouverez ce mot que dans les titres ajoutés par les traducteurs ; par exemple : « Mission des Douze » (TOB – Mt. 10). De plus, vous constaterez que dans les textes parallèles des Évangiles, les traducteurs modifient leurs titres : « Institution des Douze » (Mc. 3), « Choix des douze apôtres » (Lc. 6). De quoi y perdre son latin* ! À propos de latin notons que : mission vient du latin missio. Or nos bibles ont été traduites à partir du grec… Alors, n’y aurait-il pas un terme grec qui correspondrait au terme latin missio ? Pour répondre à cette question il faut se plonger dans les versions latine (Vulgate) et grecque (Koiné) du Nouveau Testament. Un simple sondage est suffisamment éclairant : par exemple Math. 10, 5, 16, 40. Dans ces textes, Jésus envoie les douze : auprès des brebis perdues de la maison d’Israël (5), au milieu des loups (16), se dit lui-même l’envoyé de Dieu (40). On verra ce qu’il est en est des « païens ». Pour chaque envoi le verbe employé en latin est mitto et en grec apostello. Voyons ensuite comment Paul se présente dans Rom. 1, 1 et ce qu’il a reçu dans Rom. 1, 5. Il est appelé à être (1) apôtre : apostolus en latin, apostolos en grec. Il a reçu (5) grâce et apostolat : gratiam et apostolatum en latin karin et apostolen en grec.

Quels enseignements tirez-vous de ce bref parcours biblique ?

 

2 • Faisons un grand saut dans le Moyen Âge : Tant que l’Occident ne s’est pas lancé à la conquête du monde, l’emploi du mot mission pour désigner l’envoi de personnes spécialisées dans l’annonce de l’Évangile à des peuples situés en dehors de son espace n’est pas attesté. Le mot mission appartient exclusivement au langage théologique spéculatif. Chez saint Thomas d’Aquin (1224-1274) la mission désigne les multiples relations des personnes au sein de la Trinité, les fameuses « processions divines ». Cette théologie spécule sur :

  •  les missions dites invisibles ou éternelles de Dieu, c’est-à-dire le fait que Jésus-Christ comme Fils unique de Dieu est engendré du Père et que le Saint-Esprit procède du Père seul ou du Père et du Fils ;
  •  les missions dites visibles ou temporelles, c’est-à­dire le fait que le Fils et le Saint-Esprit sont envoyés auprès des hommes par le Père, etc.

Ces considérations trouvaient leur justification dans le Prologue de l’Évangile de Jean (1, 1 à 18) où Dieu/Parole envoie (mitto et apostello) Jean… qui précède Jésus. Également dans la prière sacerdotale (17, 1 à 26), où Jésus est l’envoyé du Père (v. 3 : mêmes verbes !) qui, à son tour, envoie les hommes dans le monde (v. 18 : mêmes verbes !)
Pour caractériser l’évangélisation, le Moyen-Âge utilise les notions de propagation de la foi, prédication apostolique, annonce de l’Évangile, mais pas le mot de mission. Cette évangélisation s’organisait en direction des « infidèles » (musulmans), des « schismatiques » (chrétiens orientaux) et des « hérétiques » (cathares, vaudois, hussites), par le moyen des ordres religieux tels que les Mendiants (franciscains fondés en 1209), les Prêcheurs (dominicains fondés en 1216). La papauté appuyait ce mouvement, recommandant la création d’évêchés, comme ce fut le cas, pour la première fois, en Chine en 1307, en Perse en 1318, en Mer Noire et dans le Caucase dans les années 1350. Mais la papauté n’a pas de stratégie d’évangélisation mondiale.

Comment comprenez-vous cette conception hautement théologique de la mission ?

 

3 • Quand la Renaissance réveille la mission extérieure : À la fin du XVe siècle l’Europe, par l’entremise de l’Espagne et du Portugal, se lance à la conquête du monde (l’Amérique latine, nouvelle Indes). L’Amérique est découverte par Christoph Colomb en 1492. Pour accompagner ce mouvement le pape Alexandre VI, à travers la bulle Inter Cetera de 1493, instaure le système des Patronats en confiant à ces nations le soin « de veiller à l’exaltation et à la dilatation de la foi catholique » en érigeant des évêchés. En 1540, Ignace de Loyola présente au pape Paul III la Règle fondamentale de la Compagnie des Jésuites dans laquelle ceux-ci se mettent à sa disposition pour qu’il « les envoie [racine mitto] chez les Turcs, ou chez quelqu’autre peuple infidèle, même dans ces régions qu’on nomme les Indes, soit chez n’importe quels hérétiques, schismatiques ou fidèles quelconques » Le sens du mot mission devient alors celui d’envoi de prêtres dans un territoire déterminé lui-même appelé division ou mission. Ce territoire n’est cependant pas limité à une catégorie de gens ou de nationalités, il comprend également les pays dits chrétiens aux prises avec la contestation du catholicisme… Ce système ne tarde cependant pas à montrer ses limites quand d’autres pays que l’Espagne et le Portugal – la France et la Grande-Bretagne – se mettent sur les rangs de la conquête coloniale. La papauté elle-même fait le constat qu’elle n’a pas les moyens de corriger les abus du système colonial qui sont dénoncés par Bartolomé de Las Casas. Aussi, dès les années qui suivent le Concile de Trente (1563), la papauté prend peu à peu conscience de son rôle de défenseur de la foi catholique et de la nécessité de reprendre l’initiative missionnaire sur les pouvoirs politiques. En 1622 le pape Grégoire XV fonde la Congrégation de la Propagande, dont la visée consista à placer toutes les entreprises de mission chrétienne sous la juridiction de la papauté. Ce système centralisé devait représenter un progrès pour l’évangélisation du monde pour trois raisons : 1) soustraire les missionnaires à l’influence politique ; 2) n’user que d’armes spirituelles pour la conversion ; 3) mettre en place un clergé autochtone. Pour mettre en œuvre cette politique, la papauté crée à partir de 1658 des vicariats apostoliques, immenses territoires mal délimités à la tête desquels l’envoyé de Rome devait, comme évêque, fonder des Églises locales à l’aide des Congrégations religieuses. Les premiers vicaires sont destinés à l’Extrême-Orient.

Que vous inspire cette nouvelle conception territoriale de la mission ?

 

4 • La Réforme conteste la nouvelle conception catholique de la mission : Alors que le monde s’ouvrait à la conquête coloniale, la Réforme naissante eut d’autres préoccupations que celle de se lancer dans la compétition missionnaire avec l’Église catholique. Luther considérait qu’il avait assez à faire avec « ses chers Allemands » et Calvin que c’était en Europe que les « portes de la foi » lui paraissaient s’ouvrir. Cependant, le débat s’établit dans le protestantisme naissant pour savoir si l’ordre donné par le Christ d’annoncer l’Évangile au monde entier, selon la finale de l’Évangile de Matthieu (28, 16 à 20) était encore d’actualité, malgré une conception médiévale (divisio apostolorum) selon laquelle les apôtres auraient annoncé l’Évangile jusqu’au bout du monde et, par conséquent, que « la mission était accomplie ». Les Réformateurs répondirent que l’évangélisation du monde était toujours à l’ordre du jour, mais qu’aucun moyen humain ne devait supplanter l’action de Dieu pour faire avancer son règne. Ainsi les réformateurs critiquèrent la stratégie missionnaire catholique cherchant à convertir, y compris par la contrainte et la force. Théodore de Bèze a même qualifié les missionnaires jésuites de « sauterelles dansantes récemment sorties des profondeurs de l’enfer, portant avec mensonge le sacro-saint nom de Jésus ». Mais trois raisons conjoncturelles expliquent aussi cette attitude des Réformateurs : 1) Ils ne se trouvaient pas dans une situation politique internationale analogue à celle de la papauté. 2) Ils ne disposaient pas de structures et de ministères missionnaires adaptés. 3) Leur priorité n’était pas de porter l’Évangile au loin, mais de réformer l’Église en Europe.

Comprenez-vous les raisons de cette sorte d’« abstention missionnaire » des Réformateurs ?

 

5 • Le Réveil protestant (XIXe siècle) s’engage dans la mission mondiale : Entre temps, les nations protestantes (Grande-Bretagne, Pays-Bas) sont entrées dans la course coloniale et l’aventure missionnaire protestante commence conjointement avec la lutte contre l’esclavage. Mais les protestants français du début du XIXe siècle, qui gardent le souvenir du siècle de persécution où les huguenots étaient la cible de la reconquête missionnaire catholique de la France, hésitent à reprendre le terme mission que les initiateurs de la London Missionary Society (fondée en 1797) et la Basler Mission (fondée en 1815) utilisent déjà. La Société des Missions Évangéliques de Paris voit néanmoins le jour en 1822, mais certains estiment que les mots « mission » et « missionnaire » ont été dénaturés par les catholiques et que « tant qu’il restera en France une école primaire à ouvrir, il faudra y songer avant d’aller évangéliser les Hottentots. » La mission extérieure démarre modestement cependant vers 1830, dans la période précoloniale, mais va exploser dans le cadre de la colonisation à compter de 1880. La SMEP n’a lancé en 1833 qu’un seul champ qui lui est propre, au Lesotho, hors de l’espace colonial français et un autre dans cet espace au Sénégal en 1863. Le Lesotho va se déployer, 50 ans plus tard, vers le Zambèze situé également hors de l’espace colonial français. Les autres champs de mission dont la SMEP va prendre la direction à compter de la deuxième partie du XIXe siècle – Tahiti, Nouvelle Calédonie, Gabon, Madagascar, Cameroun, Togo – sont tous des héritages à la suite du partage colonial entre nations et de la Première Guerre mondiale. Les Sociétés de mission qui fleurissent sont le fruit du Réveil religieux traverse l’Europe. Il ne puise pas ses ressources spirituelles dans la Réforme, mais retourne à la source biblique, prétendant ainsi accomplir une « seconde Réforme » : il veut proclamer le salut au monde entier aimé de Dieu (Ésaïe 52, 10) mais ignorant ce salut (Ez.34, 5) ; tel le Macédonien, le monde demande du secours (Act. 16, 9 à 10) et le temps presse (Jean 9, 4). En un siècle, l’Évangile a pénétré essentiellement parmi les peuples dits « païens », adeptes des religions traditionnelles (Afrique subsaharienne, Océanie), mais peu parmi les peuples adeptes des religions dogmatiquement constituées : islam, bouddhisme, hindouisme. De nombreuses Églises entourées d’œuvres éducatives, sanitaires et sociales naissent. Les Sociétés de mission les conduisent à l’autonomie dans les années 1950 parallèlement à l’accession à l’indépendance des pays concernés dans les années 1960. La fin de l’époque coloniale marque aussi la fin de l’ère missionnaire.

Tentez de prendre la juste mesure des « connivences » et des « différences » entre mission et colonisation ?

6 • La théologie protestante du milieu XXe siècle accorde un « soutien critique » à la mission : Cette période missionnaire et coloniale est marquée par de nombreux autres mouvements mondiaux (guerres, œcuménisme, nationalisme, laïcisme, décolonisation, etc.). Divers courants théologiques accompagnent l’évolution de la mission : théologie de la libération, dialogue interreligieux, émergence de la missiologie, etc. Mais la mission reste marquée par son passé colonial. Ainsi la critique monte : au début des années 1930, le théologien Karl Barth s’interroge : « Dans l’ancienne Église, la notion de missio n’était-elle pas un des concepts trinitaires, celui par lequel on exprimait l’envoi dans le monde du Fils et de l’Esprit ? Va-t-il de soi que nous soyons fondés à l’entendre autrement ?

L’incontestable début de la mission moderne dans l’effort des Jésuites et des Piétistes, à savoir son origine dans l’esprit du christianisme baroque, soit catholique, soit protestant, ne nous donne-t-il pas, pour le moins un avertissement sérieux ? » La mission devrait donc être missio Dei (mission de Dieu) avant d’être missio hominum (mission des hommes) ou missionem ecclesiae (mission de l’Église)…

Le Conseil International des Missions (fondé en 1921 et qui deviendra en 1961 la Commission Mission et Évangélisation du Conseil Œcuménique des Églises) lors de sa conférence à Willingen (Allemagne) en 1952, rappellera que la mission trouve son fondement en Dieu lui-même, qu’elle doit être replacée à cette source, c’est-à-dire le Dieu trinitaire, mais qu’elle doit être une mission solidaire du Christ incarné et crucifié dont l’Église est le fruit, c’est-à-dire le témoignage. La missio Dei est également la missio Christi.

Comment comprenez-vous la critique de Barth et quelle réponse constructive lui donnez-vous à la suite de la conférence de Willingen ?

7 • Les organismes missionnaires mutent au moment de la décolonisation : Dans les années 1960, une traduction institutionnelle des changements de conception de la mission se produit. C’est la fin des Sociétés missionnaires. Les Églises s’emparent du sujet. En 1971, à son Synode national de Pau, l’Église réformée de France constate que « l’image de marque de la Mission de Paris a pâli » : la mission doit donc muter en redevenant une « action apostolique ». Ainsi la SMEP disparait en 1971, remplacée internationalement par une Communauté d’Églises en mission (la Cevaa). Nationalement, la mission est « départementalisée » (création du DM en Suisse et du Défap en France), résultat d’une « intégration de la mission dans l’Église ». Pour autant, la mission doit-elle se décharger de « l’entr’aide ecclésiastique », voire des autres actions qu’elle a portées pendant un siècle : formation, soin, développement, etc ? Vers le milieu du XXe siècle, commence également « la mission retour » avec la forte présence des Églises issues de l’immigration. S’agit-il d’un aspect du « retour de la mission » ?

Comment appréciez-vous les mutations institutionnelles des années 1960-1970 ? Sont-elles le reflet des mutations théologiques du concept même de mission ? Les services missionnaires tels que le Défap portent-ils aujourd’hui une vision claire et reconnue de ce qu’est la mission au XXIe siècle ?

Jean-François Zorn