La très éphémère école d’Abu Nwar
Témoignage sur une école éphémère en Israël/Palestine.
Je découvre la communauté bédouine d’Abu Nwar un samedi de février. Il y a moins de deux semaines que je suis arrivée et, nous essayons, avec mes collègues de l’équipe de Jérusalem, d’y voir clair dans les multiples zones aux statuts différents, disposées de part et d’autre du mur qui cercle la ville en zigzag. Il fait chaud ; nous sommes en visite dans un village palestinien des environs, en conversation avec un groupe de femmes, mêlant nos pauvres mots d’arabe à leurs pauvres mots d’anglais. Heureusement les sourires et les mains expriment l’universel.
Soudain mon téléphone vibre ; c’est le principal outil de l’accompagnateur EAPPI, en plus de son passeport.
Le chef de la communauté bédouine d’Abu Nwar nous demande de venir dès que possible. Firaz, notre fidèle chauffeur et traducteur nous mène jusqu’au campement par des chemins de traverse, car toutes les routes ne sont pas autorisées aux voitures immatriculées en Palestine. Nous terminons par une très mauvaise piste. Nous découvrons un étonnant village dont les maisons sont faites de palettes de bois et de barricades usagées couvertes de grandes toiles, les toits de vieilles tôles maintenues par de gros cailloux. Des moutons à épaisse toison brune et des chèvres courtaudes à longs poils soyeux broutent alentour les rares bosquets qui émergent au milieu d’un paysage de terre rouge semé de rochers blancs. Pas âme qui vive…
Pourtant, surgit d’on se sait où, un homme s’approche de la voiture, c’est le chef du village, nous dit Firaz, on l’appelle ici le mouktar.
Abu Imad, la cinquantaine, a belle allure dans sa une longue robe grise, tenue traditionnelle des bédouins, la tête ceinte d’un keffieh à carreaux noirs et blancs. Il semble heureux de nous voir, sourit, hèle plusieurs membres de la communauté qui le rejoignent, tous des hommes, et nous invite à prendre place en rond sur des chaises plastiques hors d’âge, à côté d’un petit enclos abritant deux balançoires et un toboggan vert : la cour de l’ancienne école.
Plusieurs minutes passent. Un gamin au sourire édenté nous apporte des verres de thé brûlant abondamment sucré. Après la première gorgée que le mouktar nous dévoile la raison de son appel.
Jusqu’à ce jour Abu Nwar, comptant 113 familles et 650 habitants, n’avait qu’une seule école composée de deux « caravanes ». « Caravanes » est le terme employé ici pour désigner ce qu’on appelle chez nous des baraques de chantiers. Celles-là sont en simples tôle, sommairement assemblées. Dans la première s’entassent les quarante enfants de la maternelle tandis que trente élèves et trois professeurs se partagent l’autre, dans la pluie et le froid en hiver, par chaleur étouffante en été. C’est la «vieille école « .
Hier soir, nous explique Abu Imad très fier, les hommes du village ont monté une nouvelle école : « regardez-la, dit-il en se retournant, juste à côté ».
Suivant son geste, nous découvrons trois autres caravanes disposées en L, légèrement plus grandes que les premières, étincelantes dans le soleil encore haut de l’après-midi. Sur l’une d’elle une immense affiche collée indique : « Payé par la France. Ministère des Affaires Etrangères. »
Abu Imad nous propose de visiter la nouvelle structure qui accueillera dès demain dimanche 70 élèves.
Payé par la France… (DR)
Surtout protégé du froid… (DR)
Si le sol reste inégal car la dalle a été sommairement et rapidement coulée, les murs et le toit sont cette fois en panneaux sandwich de tôle, garnis d’isolant. C’est assurément d’un grand dépouillement mais plus grand et surtout protégé du froid et de la chaleur. Chaque porte est munie d’une serrure, l’ouverture des fenêtres est facile.
C’est un grand changement, pour ainsi dire le paradis et les bédouins sont à la fête, presque à la fête…
« Car cette nuit, vers minuit reprend Abu Imad qui a perdu son sourire, j’ai été réveillé par des bruits de moteur. Je ne dors que d’un œil car ma communauté est sous menace permanente de déplacement forcé ; je me suis levé précipitamment et j’ai aperçu une dizaine de véhicules de l’armée israélienne et de l’administration civile, juste en haut du village. Les militaires et les civils prenaient des photos de la nouvelle école avec des appareils équipés de zooms impressionnants ».
Abu Imad a de l’expérience. Quand l’administration civile prend des photos ce n’est pas pour faire un bel article sur la débrouillardise des habitants ou la générosité de la France.
Nous sommes surprises que la construction de l’école ait pu être connue si vite des services de l’État israélien : nos administrations ne nous ont pas habituées à une telle célérité.
Abu Imad devance nos questions. « Ce sont les colons alentour, nous explique-t-il le regard triste, qui nous surveillent en permanence et dénoncent chacun de nos actes ».
Voyant cette opération de repérage, le mouktar a alors craint la démolition de l’école. Celle-ci est en effet construite sans autorisation officielle car les permis de construire ne sont jamais délivrés, quand bien même il s’agit d’un programme humanitaire. C’est pourquoi il nous a appelés et demandés de venir d’assurer une « présence protectrice ». C’est l’essence de notre mission. L’expérience montre que lorsque des témoins internationaux sont présents, les autorités israéliennes hésitent à agir.
Nous lui proposons alors de rester dormir mais Abu Imad refuse. Nous lui promettons de revenir demain pour voir les enfants dans leurs nouvelles classes.
Nous sommes de retour ce dimanche en début d’après-midi, à temps pour assister la fin des cours. Comme hier le village semble désert. Comme hier Abu Imad surgit, mais il a un pauvre sourire sur les lèvres. Nous cherchons la nouvelle école, mais il ne reste que la dalle.
Dans la nuit des ouvriers, protégés par des dizaines de militaires lourdement armés sont venus démonter les panneaux isolés et ont tout emporté.
Il ne reste, dans la main crispée d’Abu Imad, que le trousseau des clés qui n’auront jamais servi.
Il ne reste que la dalle… (DR)