Semez encore les mêmes graines de licence et d’oppression rapaces, et elles produiront aussi sûrement les mêmes fruits, chacune selon son espèce” (in Dickens, Le conte de deux cités)

Ma maison sera appelée une maison de prière, mais vous, vous en faites une caverne de voleurs” (in La Bible, Matthieu 11 :13)

 

Susiya, DR

Jacques Toureille, troisième personne en partant de la gauche, DR

 

On a beaucoup parlé de Susiya l’été dernier, et les médias occidentaux ont largement couvert l’histoire de ce petit campement palestinien de 350 âmes, installé à une dizaine de kilomètres au sud d’Hébron, dans les collines qui dominent le désert du Néguev. Le campement abrite une cinquantaine de familles déplacées à de nombreuses reprises depuis 1948. Les recours juridiques lancés au cours des années n’ont pas empêché ces déplacements brutaux, et la destruction par l’armée israélienne des habitations, abris pour le bétail, et citernes de stockage de l’eau. Au printemps, les derniers recours juridiques ont été rejetés par la commission chargée des dossiers (présidée par un colon israélien !) et de nouvelles destructions ont semblé imminentes. Alertée par les ONG et par les habitants du campement, la communauté internationale s’est émue de cette situation alarmante, et une vingtaine d’ambassadeurs de divers pays sont venus sur place pour témoigner de leur soutien à la petite communauté. Tout l’été, les accompagnateurs du programme EAPPI se sont succédés 24h sur 24h, et 7 jours sur 7. Pour l’instant donc, pas de destructions…jusqu’à nouvel ordre.

 

La situation du village de Susiya illustre parfaitement la lutte que mènent depuis des années les populations de ces petits villages palestiniens isolés dans la Zone C pour conserver les terres qu’ils occupent depuis des générations, et où de nombreux bédouins venus du Néguev en 1948 ont trouvé refuge. La Zone C, telle qu’elle est définie par les accords d’Oslo en 1995, c’est en grande partie cette bande jouxtant la frontière avec la Jordanie à l’Est, représentant 60% de la Cisjordanie, et qui est placée sous contrôle total d’Israël. Beaucoup des habitants palestiniens historiques ont quitté la zone sous la pression des occupants israéliens, mais y vivent encore près de quatre cent mille paysans et bédouins, dans une multitude de petits villages.   C’est dans cette zone également, qu’au mépris du droit international, Israël a soutenu la création de cent cinquante colonies et d’une centaine d’avant-postes, où sont venus s’installer environ sept cent mille colons au cours des trente dernières années (données du Bureau des Nations Unies pour les Affaires Humanitaires).

 

Alors, il peut être intéressant de revenir sur la situation de Susiya, dans cette note intitulée, en plagiant Charles Dickens, “le conte de trois cités”. La première cité, c’est Susiya la ville antique. Le week-end, il n’est pas rare que des touristes israéliens y viennent en visite, sous la protection des soldats du camp militaire voisin. Les ruines témoignent des vagues de peuplement qui se sont succédées au cours des siècles, synagogue, mosquée, basilique, traces d’habitats divers sur un vaste périmètre. Au 19ème siècle, des visiteurs de passage remarquent l’importance des ruines et la présence de bergers s’abritant dans des cavernes et utilisant des citernes anciennes pour abreuver leurs troupeaux. Plus récemment, l’organisation “Rabbis for Human Rights” observe que le site est habité par des familles installées là depuis des générations, ou, pour certaines, d’installation plus récente après avoir été chassées en 1948 de la région d’Arad au nord du Néguev. En 1986, le site est déclaré zone archéologique par les autorités israéliennes, les familles palestiniennes qui y vivaient sont expulsées, et leurs habitations et citernes détruites par l’armée.

 

Site archéologique de Susiya, DR

Site archéologique de Susiya, DR

 

La deuxième cité, c’est la colonie israélienne de Susiya, construite en parfaite violation du droit international, puisqu’une puissance occupante n’a ni le droit d’exproprier ou de déplacer par la force les populations locales, ni d’y encourager l’installation de sa propre population. Chargé de planifier l’implantation de nouvelles colonies, le planificateur israélien Plia Albeck avait pourtant estimé au début des années 80 qu’il était difficile d’envisager la création d’une colonie à Susiya, car les les documents à sa disposition  montraient que “la plupart des terrains [étaient] entre les mains de familles arabes”.

Et cependant, la création de la colonie de Susiya est décidée dès 1983. Depuis, la colonie est en expansion constante et compte en juin 2015 un peu plus de mille colons ; elle occupe une surface de 150 ha prises sur les terres des familles palestiniennes.

De plus, l’accès à 200 ha supplémentaires de terres agricoles est interdit ou limité car ces terres sont situées à proximité immédiate de la colonie. La colonie dispose d’une vaste piscine, et est branchée sur les réseaux d’eau et d électricité installés par Israël. Une ferme modèle aux dimensions impressionnantes a été installée pour l’élevage de vaches laitières et de chèvres.

Tout cela dans la plus parfaite illégalité, alors qu’à deux kilomètres, un petit fermier palestinien possédant une dizaine de vaches et une petite installation de traite automatique s’est vu notifier un avis de démolition dès que sa ferme a été installée. Montés sur des quads ou perchés sur des miradors, colons et soldats surveillent les moindres mouvements de leurs voisins palestiniens.

 

Colonie israélienne de Susiya, DR

Colonie israélienne de Susiya, DR

 

La troisième cité, c’est Susiya la palestinienne, un assemblage invraisemblable de tentes dépareillées, structures métalliques rouillées, carcasses de voitures transformées en poulaillers, abris pour les moutons recouverts de tôle ondulée. Pas de rattachement aux réseaux d’eau et d’électricité, mais des panneaux solaires et réservoirs d’eau installés par une NGO israélo-palestinienne, Comet ME, et des toilettes par la Communauté Européenne. Pas non plus de route d’accès, contrairement au site archéologique et à la colonie, mais une méchante piste pierreuse que les autorités israéliennes interdisent d’améliorer. Là vivent une cinquantaine de familles, environ 350 personnes. Une école et un bâtiment médical ont été construits un peu plus loin. Peint sur les rochers, l’improbable “Susiya for ever (Susiya pour toujours) ”.

Les autorités israéliennes semblent pourtant bien déterminées à se débarrasser une fois pour toutes de ces voisins encombrants. Les ordres de démolitions se sont succédés, et des destructions et expulsions ont eu lieu à plusieurs reprises, en particulier en 2001 et en 2011. Mais les habitants ont résisté, et reconstruit à chaque fois leurs abris de fortune. Il est étonnant de voir qu’Abu Jihad, le chef d’une des principales familles de Susiya, les Nawaja, reste serein devant une telle adversité. Comme nous l’a dit Nasser, l’un de ses fils, très actif dans la défense de la communauté, “mon père et son père avant lui habitaient déjà ici alors que l’état d’Israël n’existait pas encore ; alors, comment peut on nous dire maintenant que nous ne sommes pas chez nous? ”.

 

Abu Jihad Nawaja, DR

Abu Jihad Nawaja, DR

Et pourtant, les tracasseries des colons ou de l’armée sont incessantes. Il y a quelques jours, nous participions à la cueillette des olives en compagnie d’une joyeuse bande de paysans et paysannes, et leur ribambelle d’enfants. Soudain, des soldats ont surgi du haut de la colline, armés jusqu’aux dents et pointant leurs armes sur notre petit groupe. Ils n’ont pas su trop que faire tant que nous étions présents, mais ont demandé aux paysans de partir immédiatement dès que nous avons eu le dos tourné. Les enfants, quant à eux, n’ont guère prêté attention à ces gaillards menaçants, habitués qu’ils sont à voir quotidiennement à la télévision des scènes de violence inouïe, passées en boucle.

 

Campement palestinien de Susiya, DR

Campement palestinien de Susiya, DR

 

La résistance de Susiya, c’est tout un symbole et il n’est guère de jour sans qu’un groupe international ou une organisation d’activistes ne visite le campement. Alors, on peut se demander si on n’en fait pas trop, quand bien d’autres villages palestiniens doivent se débrouiller seuls. Mais il est certain que si Susiya n’avait pas mobilisé l’aide internationale, elle aurait été rasée à ce jour, comme deux villages voisins détruits récemment dans la zone voisine de Masafer Yatta. Et la menace est permanente. Les engins de l’armée se présentent toujours à l’aube, sans préavis, souvent au début de l’hiver, car alors les personnes délogées n’ont d’autres ressources que de partir rapidement avec leur bétail pour s’abriter du froid et trouver refuge auprès d’une communauté voisine. Ne doit-on donc pas élargir la “plateforme” de Susiya et ce qu’elle représente pour les petits villages de la zone C, tous menacés de disparition s’ils ne reçoivent le soutien immédiat de la communauté internationale ?

 

Dans un monde “normal”, la cohabitation, et même l’intégration de ces trois « cités » aurait semblé naturelle. Une petite ville aurait pu voir le jour, regroupant les communautés palestinienne et israélienne, avec ses commerces, ses services publics, ses écoles, et ses lieux de récréation pour les enfants. Aux alentours, fermes et plantations d’oliviers ; et le site archéologique, correctement mis en valeur et accessible à tous, constituant une source significative de revenus et d’emplois pour la ville. A Susiya, malheureusement, comme partout ailleurs dans ce beau pays, rien n’est encore normal…

 

Mais ne faut-il pas continuer de vivre et d’espérer, toujours ? Alors, avec les habitants de Susiya, tous les habitants de Susiya, faisons nôtres ces paroles gravées par un auteur anonyme sur un mur incertain pendant la seconde guerre mondiale : “Je crois dans le soleil même quand il ne brille pas, je crois dans l’amour même quand je ne le sens pas, je crois en Dieu même quand il est silencieux.”

 

Jacques Toureille
1er novembre 2015

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