« A cinq heures, ils ont fait violemment irruption dans la petite maison blottie contre la falaise blanche. Une trentaine de soldats israéliens puissamment armés, gilets pare-balles, fusils mitrailleurs pointés, lance-grenades, casques lourds, tout l’attirail nécessaire pour mener une attaque en règle contre un adversaire redoutable.

A l’intérieur, le père, la mère, la grand-mère, et cinq enfants dormaient paisiblement sur des matelas jetés à même le sol. Ils leur ont donné cinq minutes pour s’habiller et évacuer leurs maigres effets.

Ensuite, le bulldozer est entré en œuvre, et en quelques instants, la modeste construction, murs de parpaing, toit de tôle, réservoir d’eau, tout ce qui n’a pu être sauvé à temps, ont été réduits en un amas informe de gravats et ferrailles tordues.

 

Ce qu’il reste de la maison, DR

 

Lorsque nous sommes arrivés quelques heures plus tard, les femmes, le regard vide, étaient assises sur les quelques meubles et coussins qu’elles avaient pu sortir à la hâte. Un petit meuble vernis, soigneusement mis de côté par la grand-mère, contenait tout ce que la maisonnée détenait de précieux : quelques verres à thé, une bouilloire en métal embouti, et une douzaine d’assiettes de faïence.

Sami, le père, effondré, contemplait ce qui restait de son rêve détruit en un instant, une maison bien à eux, construite depuis à peine trois mois, et fruit de tant d’efforts et de privations. A l’écart, la petite Leïla, cinq ans, pleurait silencieusement, appuyée sur un chambranle de porte resté debout par quelque miracle.

 

Le désarroi des femmes, DR

 

En France, c’était le 1er novembre, et la trêve hivernale venait juste de commencer. Mais ici, pas de trêve, bien au contraire. L’arrivée de l’hiver, c’est le moment idéal pour entreprendre les sinistres besognes de destruction. Le froid est déjà bien présent dans cette banlieue de Jérusalem, le Jebel Mukkader, où l’altitude avoisine les 800 mètres, et il n’est pas question de s’attarder dehors bien longtemps, avec femme et enfants en bas âge. Avant le soir, il faut avoir trouvé un abri temporaire, auprès d’un cousin ou d’un ami.

Alors, pour la famille de Sami, comme pour tous ces familles délogées sans ménagement, il a fallu partir, et partir encore. Combien de fois la famille de Sami a-t-elle déjà dû déguerpir à la hâte ? Combien de fois ont-ils vu leurs maigres biens dévastés. A ce jour, plus de 5000 habitations ont été détruites par l’armée israélienne, sur un territoire de la taille de la moitié d’un département français.

 

Le visage ravagé de Sami, le père, DR

 

Sami, comme plus d’un million de palestiniens, est un réfugié. Mais qu’entend-on donc par réfugié en Palestine ? Au sens de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, dite Convention de Genève, un réfugié est « une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle ». Mais ici, en Palestine, le réfugié est un réfugié dans son propre pays. Sa résidence, il l’a perdue au gré des guerres et des expulsions. Pour la plupart, ces familles ont été déplacées dès 1948, et jamais, en près de 70 ans de conflits, elles n’ont pu retrouver une habitation sûre et un emploi stable. Les demandes de permis de construire des palestiniens sont pratiquement toujours refusées par l’administration israélienne, et la sécurité de l’emploi n’existe pas.

 

Dans la chambre que Leïla partageait avec ses sœurs et sa grand-mère, la fenêtre était rouge.  En terre musulmane, le rouge est la couleur des gardiens de la Mecque. Par la fenêtre, on pouvait apercevoir les fils de fer barbelés et l’horrible mur de béton grisâtre édifié à partir de 2002 pour ceinturer Jérusalem, et séparer Israël de la Cisjordanie.

Mais pour la petite Leïla, cette fenêtre rouge, c’était la chose la plus importante dans sa maison nouvelle, et elle appelait de ces sanglots celui qui pourrait l’aider à retrouver la petite fenêtre sous les débris. Un cousin s’efforçait donc de soulever les poutrelles enchevêtrées pour essayer de dégager les restes de la fenêtre, comme s’il n’y avait rien de plus urgent à faire, au milieu de tant d’infortune.

Leïla devant sa maison effondrée, DR

 

Peu de temps après notre arrivée, un ami est arrivé à bord d’une petite camionnette blanche, et a pu y charger sans difficulté tout ce que la famille possédait. Un vieux taxi poussif est venu ensuite, et, après nous avoir remerciés bien chaleureusement pour notre présence, la famille est partie pour une destination qui nous était inconnue.

Mais ce dont nous sommes certains, pour avoir rencontré un grand nombre de palestiniens dont les maisons ont été détruites, c’est que dès le lendemain, Sami s’efforcera de trouver un emplacement pour une nouvelle maison, qu’il mettra toute son énergie à la construire, avec l’espoir qu’enfin, cette maison-là, personne ne viendra la détruire, et qu’il pourra y vivre en paix avec sa famille. »

 

Jacques Toureille
18 novembre 2015

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