Karen Smith, pasteure à l’université d’Ifrane, au Maroc, dont le ministère est soutenu par le Défap, est en tournée dans les paroisses du Sud-Ouest de la France pour partager son expérience du dialogue interreligieux. Rencontre avec une personnalité lumineuse.

Karen Smith © F. Lefebvre-Billiez pour Défap

Ce qui frappe d’emblée chez Karen Smith, outre sa vitalité et son savoureux accent américain parfois émaillé d’un mot d’arabe, c’est son refus de s’arrêter aux codes et aux apparences. « Dans le RER, raconte-t-elle à peine arrivée à Paris, j’avais une grosse valise. Au moment de descendre à la station Denfert-Rochereau, une jeune femme en hijab me demande : « Puis-je vous aider ? » Et elle a été très touchée quand je lui ai répondu quelques mots en arabe. C’est ça, l’esprit de l’accueil au Maghreb. Nous aussi, nous avons besoin de pouvoir accueillir les minorités aussi chaleureusement. Et de les accueillir en entier, avec leur foi. Permettre que leur foi devienne point d’interrogation pour nous, et que la nôtre devienne point d’interrogation pour eux. Il faut oser la vulnérabilité, l’échange vrai avec l’autre… »

Karen Smith est pasteure à l’université d’Ifrane, au Maroc, depuis 1996. Comme chaque année depuis 2008, elle est de passage en France à l’invitation du Défap, où elle vient parler de son expérience du dialogue interreligieux. Après les paroisses de l’Est et du Pays de Montbéliard en 2013, au tour des paroisses du Sud-Ouest (voir agenda). Pour elle, l’ouverture à l’autre, à l’étranger, date de l’enfance : à 12 ans, il lui arrivait de travailler comme bénévole auprès de Vietnamiens réfugiés aux États-Unis. Sa vocation pastorale s’est révélée de manière tout aussi précoce : née dans une famille baptiste du Kentucky, avec un père et deux oncles pasteurs, elle se voyait tout naturellement « full time minister », comme elle le dit elle-même – travaillant à temps plein pour le Seigneur. Pour concrétiser cet engagement, il lui aura pourtant fallu aller jusqu’au Maroc ; entre-temps, elle aura vécu la montée des thèses conservatrices et fondamentalistes au sein de son Église, une quête personnelle qui, après des études universitaires de philosophie, l’aura menée chez les protestants d’Atlanta et chez les bénédictins du Minnesota pour étudier la théologie… Sans compter une année au Burkina-Faso, en 1986-87, consacrée à l’aide aux réfugiés.

« Je ne peux pas prier avec vous »

Karen Smith dans les jardins du Défap

Karen Smith : rencontre entre religions au Monastère Notre Dame de l’Atlas

Karen Smith : la société marocaine face aux fondamentalismes chrétiens et musulmans

De ce goût tôt marqué pour le dialogue et la découverte de l’autre, de ce souvenir du raidissement qu’elle a vécu au sein de sa propre Église, Karen Smith a gardé la volonté d’une authenticité dans les échanges et une méfiance vis-à-vis des certitudes trop haut proclamées. Son intérêt pour les relations avec l’islam datait d’avant même ses études universitaires ; il n’aura fait que s’accroître ensuite, y compris à travers des rencontres douloureuses. Elle évoque ainsi ce musulman victime de la guerre de Bosnie-Herzégovine, auquel elle avait proposé de prier ensemble pour la paix : « Je ne peux pas », avait-il répondu ; « je ne peux pas prier avec vous ». Sur sa poitrine, un soldat serbe avait gravé au couteau une grande croix.

Mariée à un enseignant de haut niveau en informatique, baptiste comme elle, et fils d’un pasteur, mais ayant grandi en Indonésie, Karen Smith a longtemps cherché où exercer son ministère sans être séparée de son mari. Jusqu’à ce que tous deux apprennent, par un ami, en 1995, ce projet du roi Hassan II de créer de toutes pièces un campus à l’américaine au milieu des montagnes du Moyen Atlas. Avec l’idée de former la future élite marocaine, ouverte aux idées occidentales et aux échanges internationaux, dans ce cadre à part, protégé de l’agitation des grands centres urbains mais à une heure à peine de Fès et Meknès. Tout devait être mis en œuvre pour éviter la fuite des cerveaux, garder les jeunes talents au pays et permettre les échanges avec des universités étrangères de renom. Versant religieux de cette volonté d’ouverture, le campus devait être doté d’une mosquée, d’une église et d’une synagogue. Il cherchait encore à recruter des enseignants… et il lui manquait un pasteur. Un poste non rémunéré : qu’importe…

Sa découverte de l’université Al Akhawayn d’Ifrane, Karen Smith en parle avec une émotion intacte : « un lieu protégé, en pleine nature, dans les montagnes ; c’était beau, frais, environné de cèdres, avec des singes dans les arbres… » Mais la beauté du lieu ne cache pas longtemps la misère environnante : la toute nouvelle pasteure de l’université d’Ifrane découvre bientôt la vie des bergers du Moyen Atlas, privés du confort le plus élémentaire et même du droit de bâtir des maisons en dur, vivant dans de précaires cabanes édifiées à partir de matériaux de récupération. Elle s’implique au sein d’une association, « Hand in hand » (« Main dans la main ») qui vise à favoriser le développement dans la région. Puis elle obtient que les étudiants puissent, au cours de leur cursus, s’engager dans des actions sociales dans les villages voisins du campus : « S’il s’agit de les ouvrir au monde, aux autres religions, il ne faut pas oublier de les ouvrir vers leurs propres concitoyens, vers les démunis… »

« Créer une communauté chrétienne capable d’entrer en dialogue avec les musulmans »

Son but principal reste, toutefois, de créer une communauté chrétienne. Non pas en allant prêcher l’Évangile, mais en rassemblant les quelques dizaines d’étudiants et professeurs étrangers présents parmi les quelque 1500 étudiants du campus, « pour qu’ils ne soient plus isolés au sein d’une société musulmane, mais qu’ils se perçoivent en tant que groupe chrétien, capable d’entrer en dialogue avec les musulmans ». Pour cela, Karen Smith met progressivement en place des ateliers de lecture biblique où se retrouvent les étudiants catholiques, protestants, orthodoxes venus sur le campus dans le cadre des échanges inter-universitaires. La lecture du Coran n’en est pas absente, et il arrive que des étudiants musulmans y viennent aussi… La cause du dialogue islamo-chrétien, année après année, fait des adeptes. Ses étudiants créent un club, « Interfaith Alliance Club of Al Akhawayn University ». Ils vont ensemble à la rencontre des moines trappistes de la communauté de l’Atlas, à Midelt – une petite communauté issue de Tibhirine, en Algérie. Tout comme ils vont à la rencontre de sheikh Sidi Hamza al-Qâdiri Boudchich, une figure très populaire du soufisme.

Karen Smith fait aussi connaissance au fil des ans avec l’Église Évangélique au Maroc et découvre avec joie ce protestantisme francophone si différent du protestantisme anglo-saxon qu’elle connaissait jusqu’alors. Elle devient bientôt membre de la commission exécutive de l’EEAM, parcourt le pays pour y animer études bibliques, cultes, formations… Des activités qu’elle exerce longtemps, là aussi, de manière bénévole. Jusqu’à ce que l’EEAM, désireuse de pérenniser son poste, se mette en quête de partenaires. De là datent les liens de Karen Smith avec le Défap, qui, désireux d’encourager cette expérience exceptionnelle de dialogue avec l’islam, aide à financer à partir de début 2008 une partie de son ministère. Et lui demande, en échange, de venir témoigner une fois par an auprès des paroisses françaises, elles-mêmes confrontées à cette problématique du dialogue interreligieux… mais dans une perspective inversée : « Au Maroc, souligne Karen Smith, ce sont les chrétiens qui sont minoritaires. Ce qui me permet, ici, en France, de mieux comprendre et de plaider la cause des minorités musulmanes… »

Franck Lefebvre-Billiez

Pour aller plus loin :
L’agenda de la tournée de Karen Smith dans le Sud-Ouest :

– 23 mai : conférence débat : « Le dialogue islamo- chrétien aujourd’hui » (20h30 – Espace protestant Gratiolet, Sainte-Foy-la-Grande)
– 25 mai : journée missionnaire : « Présence et témoignage chrétien en milieu musulman et dialogue interreligieux » (10h30 – Maison Paroissiale de Pau)
– 26 mai : repas-débat : « La prière dans l’islam et le christianisme » (19h – Espace culturel Protestant de Toulouse)
– 27 mai : rencontre avec les membres de la paroisse d’Agen au presbytère : « La grâce dans l’islam et le christianisme (15h – 21 rue Griffon), puis conférence organisée par le comité interreligieux : « Le dialogue des religions est-il possible ? Un exemple : le Maroc » (20h30 – Salle de la Rotonde, Stadium d’Agen)
– 28 mai : conférence : « La prière dans l’islam et le christianisme » (14h – Fondation John Bost, La Force, près de Bergerac)

Portrait de Karen Smith dans Réforme, juin 2012
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